Liberté et les mœurs (La)

Année de composition

1791

Genre poétique

Description

Mots-clés

Paratexte

Texte

Dans une ville, (on n'en dit pas le nom),
Un beau matin, deux étrangers parurent :
Auprès d'eux bientôt accoururent
Tous les gens de la ville et même du canton,
Et d'abord d'une ardeur égale :
Mais la foule, avant peu, se pressa d'un côté ;
Car l'un des deux criait : la liberté !
Et l'autre prêchait la morale.
Or le premier avait des poumons de Stentor,
Le geste vif, ardent : « Citoyens, amis, frères,
Disait-il, approchez ; je vous offre un trésor
Que n'ont jamais connu vos pères,
La liberté ». Ce mot mille fois répété
D'une voix forte et d'un ton emphatique,
Retentit à l'instant dans la place publique,
Et l'on entend partout : liberté ! Liberté !
Le second saisissait parfois un intervalle
Pour annoncer aussi le bien qu'il possédait ;
Et par quelques mots doux, qu'à peine on entendait,
Il tâchait de vanter le prix de sa morale,
Ou bien plutôt il attendait.
Par les cris du voisin sa voix était couverte ;
Le bonhomme se morfondait,
Et sa boutique était presque déserte.
Quelques vieillards pourtant l'allèrent visiter ;
Une ou deux mères de famille,
Et même, à ce qu'on dit, une assez jeune fille,
Daignèrent aussi l'écouter.
Le sage leur disait : « Il faut que j'en convienne,
Mon rival est heureux ; mais quoi ! Je suis bien loin
De prôner ma recette aux dépens de la sienne.
La liberté, de l'homme est le premier besoin,
Mais de l'homme sortant des mains de la Nature,
Qui recueille ce germe au sein d'une âme pure.
À cette liberté trop robuste pour vous,
Alliez mon régime : il est un peu sévère ;
Mais vous reconnaîtrez que l'effet en est doux.
Ah ! Si vous négligiez cet avis salutaire,
La liberté, venue hors de saison,
Ne serait plus qu'une belle chimère…
Que dis-je ? Elle serait une drogue, un poison ;
Et n'en faites jamais l'expérience amère. »
Un vieillard dit : il a raison,
Mais du reste on sourit, et l'on courut à l'autre,
Qui défilant sa patenôtre
Eut débité le tout avant la fin du jour…
Son compagnon fit un plus long séjour ;
Il attendit l'effet qu'allait bientôt produire
De l'orateur le débit un peu prompt.
« Un jour, dit-il, ils se repentiront ,
Et le temps saura les instruire. »
Il ne se trompait pas. Un violent accès,
Qui même alla jusqu'au délire…
Mais oublions tous ces excès ;
Je ne fais point une satire ;
Qu'il me suffise de vous dire
Qu'au moraliste enfin nos gens eurent recours,
Et que fort à propos il vint à leur secours.
De sa morale une ou deux prises,
Calmant leur sang trop agité,
De la naissante liberté
Tempérèrent les fortes crises,
Et rendirent à tous la force et la santé.

On devine aisément où tend cet apologue.
Ô mères de famille ! Ô vous instituteurs !
Je ne m'érige point en grave pédagogue :
Mais à l'amour du bien formez les jeunes cœurs :
Vantez la liberté, proscrivez la licence ;
Prêchez l'ordre, la paix, vertus de l'âge d'or,
L'humanité plus belle et plus touchante encor ;
Prêchez surtout aux loix la sainte obéissance,
Le respect pour soi-même, enfin les mœurs ! Les mœurs !
Soyons libres, amis : mais devenons meilleurs.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1792, ou Choix des poésies fugitives de 1791, Paris, Delalain, 1792, p. 211-213.