À M. Dr…, député au Corps législatif lorsque j'étais dans les liens d'un troisième mandat d'arrêt
Texte
Ainsi, bravant la calomnie
Qui de son perfide venin
À longs flots abreuve ma vie,
Toi seul, ami, m'ouvres ton sein ;
Et, pour m'arracher au naufrage,
Tu me tends encor cette main
Qui naguère, en un tel orage,
À travers un danger certain,
Me ramena sur le rivage.
Mais par quelle fatalité
Suis-je sans cesse la victime
De tous ces vils suppôts du crime,
Fléaux de la société,
Qui, dans leur coupable démence,
Avec l'aimable liberté
Confondent l'affreuse licence ;
Monstres qu'au gré des factions
Les plus hideuses passions
À l'envi font soudain paraître,
Qu'on voit mourir, qu'on voit renaître,
Semblables au limon impur
Dont l'écume séditieuse
Vient de l'onde tumultueuse
Obscurcir le limpide azur ?
Je le demande ! Et, quand j'y pense,
Ne sais-je pas que de tout temps
Il a fallu que l'innocence
Fût en guerre avec les méchants ?
Ne sais-je pas, grâce à l'Histoire,
Que sous un ciel républicain
Il n'est jamais de jour serein
Pour la vertu, ni pour la gloire ?
Eh ! Quel fut le sort des mortels
Dont les hauts faits, dont la sagesse,
De l'Italie et de la Grèce
Avaient mérité des autels ?
Athènes, injuste autant qu'ingrate,
Fait boire la mort à Socrate ;
Par elle Aristide est banni ;
Elle condamne Alcibiade ;
Au gré de Xantippe impuni,
Dans les fers plonge Miltiade ;
Enfin dans Rome un citoyen,
Qui du peuple se voit l'idole,
Ne fait qu'un pas du Capitole
Au sommet du roc tarpéien.
Mais qu'ai-je besoin de descendre
Dans la nuit de ces vieux tombeaux
Où repose l'auguste cendre
Et des sages et des héros ?
Dans ce siècle de fanatisme,
De brigandage et d'empirisme,
D'hommes libres sans liberté,
De bons citoyens sans civisme,
D'apôtres de l'égalité
Oppresseurs par patriotisme,
Témoin de forfaits et d'horreurs
Qu'on détestera d'âge en âge ;
Je vois assez que l'homme sage,
Dans les populaires fureurs,
Doit laisser au torrent qui roule
Son penchant, sa rapidité,
Ne se montrer que de ce côté,
Et ne marcher qu'avec la foule.
Malheur à qui de son talent,
De sa vertu, de son courage,
Athlète, hélas ! Trop imprudent,
Ose risquer le noble usage !
Il ne trouve qu'un frêle appui
Dans le parti qui l'environne,
Et, le soutenant aujourd'hui,
Sans regret demain l'abandonne.
Ah ! Dégagé d'ambition,
N'ayant d'autre prétention
Que de pouvoir, loin d'un vulgaire
Aussi stupide que méchant,
Sans projet, sans soin, sans affaire,
Arriver jusqu'à mon couchant,
Et finir en paix ma carrière,
Que ne puis-je obtenir des dieux,
Dans un vallon silencieux,
Un humble toit, une chaumière,
Quelques arbres charmés entre eux
D'unir leur ombre hospitalière ;
Une vigne dont les rameaux
Se courberaient en longs berceaux ;
Un ruisseau qui, par son murmure,
Me conseillant un doux repos,
Mêlerait l'argent de ses eaux
Au vif émail de la verdure !
C'est là que j'irais, à mon gré,
Vivre des humains ignoré ;
Là que, près de celle que j'aime
Et du gage de nos liens,
Dans l'oubli de tous les faux biens
Je goûterais le bien suprême ;
Là que, mortel déifié,
Sous un simple berceau de lierre,
Ayant d'une modeste pierre
Fait un autel à l'amitié,
Mes seuls vœux, ma seule prière,
Seraient de te voir près de moi ;
De pouvoir, dans ce lieu champêtre,
Dont tu serais le premier maître,
Terminer mes jours avec toi.