Mort de Mirabeau (La)

Auteur(s)

Année de composition

1791

Genre poétique

Description

Dizains d'octosyllabes

Texte

Beaux-arts qu'inventa le génie,
Unissez vos divins efforts ;
Lugubre et touchante harmonie,
Fais-nous entendre tes accords ;
Marbre, obéis à Praxitelle ;
Toile, rends cette âme immortelle
Que les dieux semblaient inspirer ;
Et toi, muse patriotique,
Chante le funèbre cantique :
Un grand homme vient d'expirer.

Cité que chérit Amphitrite,
Il attend de toi des autels ;
Sur tes bords sa gloire est écrite
En caractères immortels.
Par son éloquence puissante,
De notre liberté naissante,
Je vois les ennemis vaincus :
Le despotisme en vain conspire,
Le peuple ressaisit l'empire,
Aux accents d'un nouveau Gracchus.

Sur une scène encor plus belle,
Au nom du peuple et de la loi,
Je l'entends, plein du même zèle,
Répondre à l'esclave d'un roi.
Je vois son courage indomptable
Dénoncer au trône équitable
Les crimes de ses favoris ;
Lorsque des héros mercenaires,
Dans leurs exploits imaginaires,
Menaçaient les murs de Paris.

Silence, organes de l'envie !
N'outragez plus notre soutien ;
Songez que la France asservie
A vu Mirabeau citoyen.
De ses vertus républicaines,
Les fers, les cachots de Vincennes
N'ont point abattu la fierté ;
C'est là que son mâle génie,
Sous la main de la tyrannie,
Fondait de loin la liberté.

Couvre-toi d'un voile funèbre,
Témoin de ses brillants succès,
Tribune que rendit célèbre
Le Démosthène des Français.
La France, mère inconsolable,
Perdant un fils irréparable,
A pris les vêtements du deuil ;
Et puissent des honneurs si justes
Consoler ses mânes augustes
Dans le silence du cercueil !

Adoptez ces lugubres marques,
Français qui chérissez les lois.
On porte le deuil des monarques ;
Un seul grand homme vaut cent rois
Ce Franklin, qui dans l'Amérique,
Fit régner la raison publique,
Au monde était plus précieux,
Que tous ces princes dont la gloire
Expire et s'éteint dans l'histoire,
Dès qu'on leur a fermé les yeux.

En vulgaires humains féconde,
La Nature à tous les instants
Sème en foule au milieu du monde
Des esclaves et des tyrans ;
Mais quand l'argile qu'elle anime
Enveloppe un esprit sublime,
Et le cœur altier d'un héros ;
Son sein, qu'un tel effort accable,
N'enfante un prodige semblable
Qu'après un siècle de repos.

Jour d'épouvante ! Heure suprême !
Du peuple l'immortel appui
Expire au sein du peuple
En s'occupant encor de lui.
La douleur le trouve impassible ;
D'un front serein, d'un œil paisible ;
Il envisage son trépas ;
Et son âme ferme et sublime
S'agrandit en voyant l'abîme
Qui vient de s'ouvrir sous ses pas.

Des pontifes langage austère,
Mortels apprêts, pieux tourments,
Mirabeau va quitter la terre ;
Épargnez ses derniers moments.
Fuyez son vénérable asile,
Préjugés d'un âge imbécile,
Fuyez, mensonges révérés,
Que la frayeur de nos ancêtres,
L'avarice et l'orgueil des prêtres
Avaient si longtemps consacrés.

Au fond de la nuit éternelle,
Parmi les ombres descendu,
Il voit la douleur solennelle
Des citoyens qui l'ont perdu.
Paris et la patrie entière
Vont dans sa demeure dernière
Déposer le grand Mirabeau.
Ses restes que le peuple adore,
Il les voit triompher encore
Et des tyrans et du tombeau.

La France a-t-elle, avant notre âge,
Honoré ces mortels divins
Dont l'esprit est un héritage
Recueilli par tous les humains ?
Ils mouraient : leur cendre sacrée,
Par l'amitié seule entourée,
Marchait vers le funèbre lieu ;
Tandis qu'une pompe insolente
Accompagnait l'ombre sanglante
D'un Louvois ou d'un Richelieu.

Du fanatisme étrange exemple !
Opprobre d'un siècle si beau !
À Sulpice on élève un temple !
Voltaire est presque sans tombeau !
Mort, il cherche encore un asile !
Un ordre des tyrans exile
Ses vains et précieux débris !
Et dans leur stupide colère,
De sa dépouille tutélaire
Ils ont déshérité Paris.

Des grands hommes de la patrie
Nous verrons les mânes un jour,
Famille imposante et chérie,
Habiter un commun séjour.
Tel, au milieu des sept collines,
S'élevait sous des mains divines
Ce temple superbe et vanté,
Où par la piété romaine,
Dans les murs de la cité-reine,
On vit l'Olympe transporté.

Ennemis de la tyrannie,
Visitez ces augustes lieux ;
Vertu, raison, talents, génie,
Voilà vos patrons et vos dieux.
Souvent la nation nouvelle,
Offrant un hommage fidèle
À ces mânes idolâtrés,
Viendra sur la chose publique
Consulter la patrie antique,
Au fond des monuments sacrés.

Toi que la France désolée
Appelle en vain dans ses regrets,
Mirabeau, de ton mausolée
J'ornerai du moins les cyprès :
Lorsque ta fatale journée,
Par chaque printemps ramenée,
Renouvellera nos douleurs,
Je chanterai tes nobles veilles,
Et sur le marbre où tu sommeilles
Tu sentiras couler mes pleurs.