Muses délaissées (Les)

Année de composition

1790

Genre poétique

Description

Octosyllabes en rimes croisées

Mots-clés

Paratexte

Texte

Fidèles à remplir leur vœu,
Les Neuf Sœurs, hélas ! sont confuses
D'avoir à vous offrir si peu ;
Mais quoi ! Lecteurs, les pauvres Muses,
Et vous même en ferez l'aveu,
N'ont que de trop bonnes excuses.

Uranie, au front radieux,
En vain au séjour du tonnerre,
Appelle un regard curieux :
Ah ! D'un soin plus impérieux
Elle ne saurait nous distraire :
Bien plus que la marche des cieux
Ce qui se passe sur la terre,
A le droit de fixer nos yeux.

Calliope, toujours muette,
Attend un Voltaire nouveau
Digne d'emboucher sa trompette.
Un sujet s'offre, et grand et beau ;
Mais il faut trouver le poète,
Qui doit enfanter le projet
De faire oublier Xanthe et Tibre,
Et d'un ton égal au sujet,
Dire : je chante un peuple libre.

Au milieu d'un tas de journaux,
Clio, dans son laboratoire,
Recueille ses matériaux,
Mais de faits, encor trop nouveaux,
Prudemment retarde l'histoire.

Reprends tes esprits abattus,
Melpomène ! Une autre carrière,
Féconde en sublimes vertus,
S'ouvre… Et déjà ta voix plus fière,
A ressuscité l'ombre altière,
Et de Caton et de Brutus.

Tu rêves, et n'oses rien dire,
Aimable Thalie : en effet,
Tout ce qu'on dit, tout ce qu'on fait,
Ne t'offre pas le mot pour rire.
« Ah ! Pour Thalie enfin, dit-on,
Quelle vaste et riche matière !
Il faudra rehausser d'un ton
Sa voix un peu trop familière. »
Je ne sais ; mais ce ton nouveau,
Jamais aux amateurs du beau
Fera-t-il oublier Molière ?

Cette Muse qui nous charmait,
Erato même est négligée.
« Non, disait la belle affligée,
On n'aime plus comme on aimait.
Au lieu de maint billet, doux, tendre,
Qu'allait plus d'un discret porteur,
Chaque matin, donner et prendre,
Je vois Chloé, Belise attendre,
La Chronique ou le Moniteur. »

Jadis, par des accents de flamme,
Au sein d'un palais enchanté,
Polymnie amollissait l'âme,
Et soupirait la volupté.
Maintenant, guerrière, terrible,
Au risque de nous rendre sourds,
Avec ses fifres, ses tambours,
Elle fait un vacarme horrible.

Euterpe, la Muse des champs,
Ne se montrait que dans la ville :
Un jour, le hameau, plus tranquille,
Résonnera de ses doux chants.
Écho, dans un champêtre asile,
Redira les accords touchants
Des pasteurs heureux de Virgile.

Au moins, sans regret, sans souci,
Il semblerait que Therpsycore
Ne dût rien perdre en tout ceci ;
Que partout on dansât encore :
Hé bien, elle se plaint aussi.
« Non, dit-elle, ingrats que vous êtes !
Non, jamais on ne le croira,
Plus de ronde, au son des musettes,
Pas un seul bal à l'opéra,
Et moins de danses aux guinguettes ! »

Que je vous plains, ô doctes Sœurs !…
Ah ! C'est nous qui sommes à plaindre ;
Si l'on renonce à vos douceurs,
Bientôt j'ai trop sujet de craindre…

Du Pinde indiscrets nourrissons,
Cessons une plainte futile :
Aveugles ! Quoi, nous gémissons
De voir l'art que nous chérissons,
Paraître un moment inutile.
Si Quatre-vingt-neuf fut stérile
En bagatelles, en chansons,
Contemplez tant d'autres moissons :
Fût-il année aussi fertile ?

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1791, ou Choix des poésies fugitives de 1790, Paris, Delalain, 1791, p. 1-5.