Nouvelle Chartreuse, ou ma Détention à Port-Libre (La)
Texte
Je l'ai promis, je tiens parole.
C'est pour toi, digne successeur
De Denizart et de Bartole,
Qui, prenant l'honneur pour boussole,
N'eus jamais l'esprit ni le cœur
De maint hideux paperasseur
De chicane tenant école
Et vrai fléau de tout plaideur :
Oui, c'est pour toi que de ma muse
Je veux reprendre les pinceaux
Et, sur la toile où je m'amuse
À fixer quelques traits nouveaux,
Essayer la fidèle image
Des longs dégoûts, des longs ennuis
Dont m'entoure mon esclavage
Dans les tristes lieux où je suis.
Je sais bien qu'avec patience
Nous devons supporter nos maux ;
Que le courage et la constance
Font de l'homme le vrai héros ;
Que là-dessus, mille maximes
En belle prose, en grandes rimes,
Nous charment dans plus d'un auteur
Très sensé, très consolateur ;
Mais ces messieurs, ne leur déplaise,
En ont parlé bien à leur aise :
Dans le trouble et dans la douleur
Affecter un souris pénible,
Prendre le masque du bonheur,
C'est pour moi l'effort impossible ;
Et d'une rigoureuse loi
Lorsque je fais l'expérience,
Contre le coup que je reçois
Voulant m'armer d'insouciance,
Sénèque et toute sa science
Perdraient leur latin avec moi.
Garde-toi cependant de croire
Que, rembrunissant mes crayons,
J'aille d'affreuses visions
Te tracer une sombre histoire,
Parler cachots, crier verrous,
Quand je ne suis que sous la grille ;
Faire, en mentant aux yeux de tous
De Port-Libre une autre Bastille,
Et, chargeant ma narration
De toute l'ampoule tragique,
Risquer l'amplification
En écolier de rhétorique :
Non ma muse est trop véridique ;
Je ne veux pas d'un conte en l'air
Effrayer un pâle auditoire ;
Je ne peindrai donc point l'Enfer
Quand je ne suis qu'en Purgatoire.
Tel est en effet le séjour
Où nous a jetés l'infortune ;
Où d'une disgrâce commune
Agités, distraits tour à tour,
Pareils à cette âme légère
Qui, de la bouillante chaudière,
Ne devant point subir le feu,
Espère dans le sein de Dieu
Recouvrer sa bonté plénière,
Nous attendons l'heureux moment
Où quelque indulgente missive
De notre liberté captive
Terminera le long tourment.
Si je m'avisais de décrire
Les bâtiments de la maison,
Assurément je pourrais dire
Qu'aux sons magiques de sa lyre
Ce n'est point le docte Amphion
Qui daigna jadis les construire.
Assez près de ce mont pédant,
Où naguère plus d'un collège
Enseignait avec privilège
La syntaxe et le rudiment ;
À l'extrémité de la ville,
Et sur un fond de molle argile,
Non loin du céleste donjon,
Où, pour tirer son horoscope
Sur un astre, sur la saison,
Plus d'un Lalande avec raison
Monte braquer son télescope ;
C'est là qu'un ignorant maçon,
Sans plus ample cérémonie,
Traçant d'un mur le lourd cordon,
En aligna la symétrie,
L'éternelle monotonie
Digne en effet d'une prison,
Où, quoi qu'on fasse, l'on s'ennuie
Et l'on enrage à l'unisson.
Bien fatigué de cette vue,
Qu'on se peigne loin de la rue
Un obscur et long corridor,
Qui, vers le midi, vers le nord,
Du bas en haut, à gauche, à droite,
Présente mainte porte étroite
D'un gîte plus étroit encor ;
C'est dans l'une de ces retraites,
Où Phébus, même à son couchant,
Craint de s'arrêter un moment,
Que, semblable aux anachorètes
Habitants d'un sauvage lieu,
Je ne dors guère et jeûne un peu,
Grâce au traiteur intraitable
Qui, rançonnant le plus qu'il peut,
Nous fait payer tout ce qu'il veut
La chère la plus détestable.
Mais d'objets riants ou nouveaux
Je jouis, croira-t-on peut-être,
À travers les doubles carreaux
Dont se décore ma fenêtre.
L'hiver en son austérité,
La campagne en sa nudité,
Conservent un aspect champêtre ;
Et quand la neige en gros flocons
Tombe et s'étend sur nos vallons,
Quand des vents la fougueuse haleine
Soufflant au loin les noirs frimas,
Attaque et brise avec fracas
Des arbres la cime hautaine ;
Échappée en torrents fangeux,
Quand l'urne des tristes Hyades
Trouble de ses flots orageux
L'urne paisible des Naïades,
Pour nous encor c'est un plaisir,
Sans le manteau, sans la fourrure,
Sans nous exposer à l'injure
D'un air tout prêt à nous saisir,
De contempler la marche sûre,
L'ordre constant, les grands effets,
Et les phénomènes secrets
De l'inexplicable Nature.
Par malheur, en mon froid réduit,
Je n'ai que l'éternel spectacle
D'un triple mur, vieux réceptacle
De quelques vieux oiseaux de nuit,
Et l'enceinte bien resserrée,
Bien uniforme, bien carrée,
De quinze toises de terrain,
Du titre aimable de jardin
Très mal à propos honorée,
Puisqu'au lieu de ces jeunes plants
Doux objets des soins de Pomone,
Et de ces arbustes riants
Où Flore cueille sa couronne,
Vingt tilleuls rangés au cordeau,
Et l'if ami du noir tombeau,
Prouveraient à la terre entière
Que peu de mois auparavant,
Cette insupportable glacière
Ce lieu funeste à tout vivant,
Servait aux morts de cimetière.
Heureux du moins, oui, trop heureux,
Si, dans cet enclos ténébreux,
Le dieu du calme et du silence
Fixait encor sa résidence !
Mais pour accroître mon chagrin,
C'est un stentor impitoyable,
Qui, d'une voix épouvantable,
Vient aux barres, chaque matin
Y provoquer le vif essaim
D'une jeunesse infatigable ;
Et tandis que de ce côté
Les cris, la bruyante gaîté
M'importunent et m'étourdissent
De l'autre, et dans tous les instants,
Ce sont mille voix qui glapissent ;
Gens de la porte et du dedans
Qui toujours vont, qui toujours viennent,
Malades et convalescents,
Qui de leur santé s'entretiennent ;
Les fumeurs cherchant à se voir
À travers un épais nuage ;
Les compliments, les mots d'usage,
Et le bonjour et le bonsoir,
Et la nouvelle qu'on propage,
Puis les besoins, puis l'embarras,
Puis le train de chaque ménage ;
En quatre mots, tout le tracas
Qui sur ma tête en long fracas
Du premier au second étage
Se répète et ne finit pas.
De ma demeure inhabitable,
Tel est le portrait véritable ;
Et l'on peut croire qu'en ce lieu
Auquel dit un récent adieu
Plus d'une pénitente aimable
Nuit et jour se donnant à Dieu,
Nuit et jour je me donne au diable ;
Car un profond, un érudit,
Dès son exorde, t'aurait dit
Que cette maison redoutable
Qui, par un changement subit,
Retient sous un guichet maudit,
L'innocent présumé coupable ;
Où, sous leurs traits défigurés,
Des magistrats, des tonsurés
Abjurant un luxe frivole,
L'opulence en sabots fourrés,
Et la noblesse en carmagnole,
Offrent à nos yeux égarés
Une mascarade assez folle,
Le grand Arnaud, le bon Nicole,
Et l'anti-jésuite Pascal,
Quittant le docte Port-Royal,
Vinrent ici, pleins d'un saint zèle,
Ériger sous le même nom
Et la retraite et la chapelle
De la ferveur en pâmoison,
Des soins dévots, du jeûne austère,
De la piété solitaire,
Du caquet et de l'oraison.
Si maintenant l'on veut connaître
Tout l'emploi, que je fais du temps,
Franchement, je suis peu le maître
De choisir mes amusements :
Mais dès qu'un faible crépuscule,
En dissipant l'obscurité,
Vient sur les murs de ma cellule
Étendre une douce clarté,
Tapi sous l'humble couverture
Du plus modeste des grabats,
Parfois j'essaie entre deux draps
Un griffonnage, une lecture
Que souvent je n'achève pas.
Vainement l'immortel Racine,
Ce premier maître en l'art des vers,
Accordant sa lyre divine
A soupiré ses tendres airs ;
Phèdre pour moi n'a plus de charmes,
Andromaque pleure, et ses larmes
N'ont point excité ma pitié :
Je ne vois dans ces belles pages,
Du temps avide de ravages
Bravant l'effort humilié,
Comme en nos modernes ouvrages,
Que de l'ennui versifié.
Cruel effet de la tristesse !
Sur ses maux on veut s'étourdir :
L'illusion qui nous caresse
Vient elle-même nous offrir
La route aimable du plaisir
Et son amorce enchanteresse ;
Mais du trait fatal, qui le blesse,
Le cœur espère en vain guérir :
La plaie, hélas saigne sans cesse ;
Oui, sans cesse on est poursuivi
Par le regret ineffaçable,
Par la pensée insurmontable
Du bonheur qui nous est ravi.
Ainsi je vois mes matinées,
En des heures infortunées,
S'écouler sans soin, sans désir,
Sans goût réel, sans doux loisir ;
Et quand le dieu de la lumière,
Vers la moitié de sa carrière,
Égaye un peu notre horizon,
Tout en rêvant, d'un pied timide
Je vais presser le sable humide
Des tristes cours de la prison ;
Jetant à peine un œil d'envie
Sur un verger abandonné,
Par, le soupçon environné
D'une palissade ennemie,
Et qui pour nous est aujourd'hui
Ce qu'était la terre promisse
Pour le peuple errant qu'avec lui
Dans un désert traîna Moïse.
Mais tandis que seul, agité
De mes peines toujours nouvelles,
Je me promène en liberté
Sous les yeux de dix sentinelles,
Le jour disparaît, et la nuit
De nos toits obscurcit le faîte ;
Il faut songer à la retraite,
Du qui vive qui me poursuit
Fuir la question indiscrète ;
Bientôt de réduit en réduit,
Dans les détours d'un labyrinthe
Où Thésée eût cent fois péri,
Je cours visiter sans contrainte
Souvent l'espoir irréfléchi,
Parfois les pleurs, toujours la crainte.
Je ne puis pourtant le nier ;
Dans ce passe-temps salutaire,
De suspect et de prisonnier
Je me suis vu près d'oublier
L'attitude et le caractère.
Les doux charmes de l'entretien,
La mutuelle confidence,
Et le plaisir en apparence,
Et les grands discours sur un rien ;
Ici, la voix tendre et plaintive
D'une Philomèle craintive ;
Là, de son enfant au berceau
Qu'elle contemple, qu'elle admire,
La mère épiant le sourire ;
Ailleurs, l'intéressant tableau
D'une famille réunie,
Des arts allumant le flambeau,
Où le savoir sans pruderie,
Les grâces sans coquetterie
Tiennent l'aiguille, le pinceau,
Et, par une étude suivie,
Charment les dégoûts de leur vie,
Plus loin, le contraste piquant
D'un cercle de joyeux convives,
Vrais philosophes, se moquant
De l'Olympe et des sombres rives,
Ne reconnaissant tout au plus,
Pour leurs dieux, que Mars et Bacchus ;
À s'attrister ne songeant guère,
Songeant plutôt, loin de gémir,
À s'éveiller, à s'endormir
Entre la bouteille et le verre ;
Puis, le cercle tumultueux
Qui, d'une salle rembrunie
Affrontant le plancher poudreux
Et les murs sans tapisserie,
Du moins à mon œil enchanté,
De la modeste égalité
Présente l'image chérie ;
Enfin le doux rapprochement
Qu'en secret mon cœur se ménage,
Lorsque je veux plus librement
Goûter un plaisir sans nuage,
Le plaisir précieux pour moi,
Dans notre commun esclavage,
De me sauver auprès de toi,
De te voir, dans un groupe aimable,
Sans art, sans modernes façons,
Et les deux pieds sur les tisons,
Franc Gaulois, ami véritable,
Tantôt fou, tantôt raisonnable,
Et par nature insouciant,
Moitié grondant, moitié riant,
Étourdir de leçons encore
Ta Gertrude et ta Léonore
Qui de tes jours font l'agrément ;
Ou reprendre avec moi souvent,
Sur une grave bagatelle,
Une interminable querelle
Que je termine en t'embrassant
Tout cela, je le dis encore,
Console, du moins un moment,
La tristesse qui me dévore.
Mais sur l'airain que l'on entend
Retentir jusqu'en nos demeures,
À peine le marteau pesant
À coups pressés frappe neuf heures,
Que soudain le sinistre accent
D'une sonnette impérieuse
Et de mes loisirs envieuse,
M'avertit que, dans mon manoir,
Je dois rentrer et laisser voir,
Pour la visite curieuse
Qu'on nous fait subir chaque soir,
Ma figure un peu sérieuse.
C'en est fait, il faut te quitter,
Et diriger un pas docile
Vers le mélancolique asile
Qu'avec moi viennent habiter
Et la plainte et le vœu stérile.
Ici je devrais m'arrêter ;
À ton âme compatissante
Sauver la peinture affligeante
Des tourments qui vont m'agiter.
Mais ce n'est point me satisfaire
Que me confier à demi :
J'ai des secrets pour le vulgaire,
Je n'en ai point pour mon ami.
Si tu m'as vu dans la journée,
Moins accablé de mes ennuis,
Combien dans la longueur des nuits,
Et sur ma couche infortunée,
Je les expie amèrement
Ces distractions passagères,
Ces illusions mensongères,
Et ce plaisir d'un seul moment !
Tu crois sans doute que Morphée,
Me réservant un doux repos,
Vient sur ma paupière échauffée
Verser ses humides pavots
Non ; dans le silence de l'ombre,
Mon œil plongeant un regard sombre
Vingt fois recule épouvanté
À l'aspect des noires images
Qu'enfantent les affreux présages
Dont mon esprit est tourmenté !
Dans ma pénible inquiétude,
Vainement je cherche à bannir
Le triste et cruel souvenir
Qui me rend à la solitude
Où, sans terreur pour l'avenir,
Dans les agréments de l'étude,
Dans un délicieux loisir,
Et du travail et du plaisir
J'avais contracté l'habitude
C'est l'amitié que j'aperçois
Errante autour de ma demeure,
Comptant les jours, attendant l'heure
Où ses bras s'ouvriront pour moi :
Époux amant, et père tendre
À chaque instant je crois entendre
La voix d'un objet adoré,
Dans ses regrets, dans sa tristesse,
Appelant, réclamant sans cesse
Le cœur dont il est séparé :
Je ressens ses vives alarmes
Lorsqu'il faut essuyer les larmes
D'un enfant notre unique espoir,
Trop jeune encore pour savoir
Quelle main lui ravit son père,
Mais dans ses cris, son désespoir,
S'étonnant de ne recevoir
Que les caresses de sa mère !
Pardonne… Un nuage confus
Vient de s'étendre sur ma vue…
Je m'attendris… Je ne puis plus
Conduire ma plume éperdue !
Je finis donc ; mais de mon cœur
Quand je déchire la blessure,
De mes peines, de mon malheur,
Quand je hasarde la peinture,
Ne crois pas qu'à la Liberté
J'ose jamais faire une injure
De ma triste captivité
Non ; je la vois comme une belle
Qui, transformant en noirs cyprès
Les myrtes cueillis avec elle
Même alors qu'elle est infidèle,
N'en a pour nous que plus d'attraits.
Sources
VIGÉE Étienne, Poésies diverses, Paris, Delaunay, 1813, p. 169-188.