Ode sur la guerre actuelle, ou prélude à cette campagne
Mots-clés
Paratexte
Texte
Quel est cet énorme colone
Ou plutôt ce monstre hydeux,
Qui, les yeux sanglans, l'air féroce,
S'élance de son antre affreux ;
De sa marche, l'effroi du monde,
Couvre à la fois la Terre et l'onde,
Et dans ses bras multipliés,
Semble, par une étreinte immense,
S'efforcer d'étouffer la France,
Ou de l'attérer sous ses pieds.
L'essaim des préjugés bizarres
L'entoure, fier de son appui ;
La Vengeance, aux complots barbares,
Aiguise ses traits près de lui ;
Les embrâsemens, le ravage,
Les trahisons et le carnage
Sont ses cruels avant-coureurs ;
À sa suite la Servitude,
Dévouée à la Turpitude,
Marche les yeux baignés de pleurs.
Je reconnais la Tyrannie,
Fille du Crime triomphant,
D'une stupide Idolâtrie
Vautour engraissé, dévorant ;
Qui foulant l'Europe timide,
S'indigne qu'un peuple intrépide
Lève enfin son front abattu,
Et veut l'engloutir dans l'abyme
D'où le tira l'effort sublime
D'une régicide Vertu.
En vain son audace impuissante
Tomba, disparut devant nous ;
Cette hydre bientôt renaissante
N'a fait que croître sous nos coups :
Ainsi nous voyons sur nos têtes
Ces vapeurs germer des tempêtes,
Fuir devant les fiers aquilons,
Puis s'amasser, se reproduire,
Et de l'astre qui les attire
Un moment troubler les rayons.
Quelle est cette foule innombrable
Qui vient en rampant sur ses pas ?
Vois-je de sa rage exécrable
Les victimes, ou les soldats ?
L'opprobre que leur front désigne
Ne peint-il que la honte insigne
De se voir tremblans et captifs ?
Ces hurlemens épouvantables
Sont-ils les clameurs respectables
De cœurs généreux et plaintifs ?
Grand Dieu ! Des tyrans sanguinaires,
Ô honte de l'humanité !
Ce sont les hordes mercenaires,
Instrumens de leur cruauté !
Ramas impur d'âmes serviles,
Dignes de ces meutes dociles
Des mêmes maîtres vils jouets ;
À ces compagnons de leur chaîne
Égaux en tout, ils ont à peine
De l'homme sauvé quelques traits.
Où va ton aveugle colère ?
Race farouche ! Ouvre les yeux :
Quoi ! Ton semblable, Quoi ! Ton frère,
Ton ami te rend furieux !
Ton ignorance, ta faiblesse,
S'unit à l'audace, à l'adresse,
Pour conspirer contre tes droits !
Complice de ton homicide,
Tu viens de ton brave suicide
Armer tes bourreaux et tes rois !
Crois-tu donc que notre ruine
De leurs vœux soit seule l'objet ?
Va, des malheurs qu'on te destine
Le notre n'est que le projet.
Si le despotisme caresse
Les sujets que par la rudesse
En vain il voudrait enchaîner,
C'est qu'il attend l'heure de joie,
Où maître assuré de sa proie,
Il s'y pourra mieux acharner.
Vivant des misères humaines,
Du monde ce commun fléau
Voit nos félicités prochaines
Lui creuser un vaste tombeau ;
Il voit s'élançant de sa source
Notre Liberté dans sa course
Prête de remplir l'univers,
Et sous les débris de la France
Il veut étouffer l'espérance
De cent peuples chargés de fers.
Qu'importe que le sang ruissèle
De Français, d'Anglais entassés,
Que tout en cendre s'amoncelle !
S'il survit à tout, c'est assez :
L'habitant de la Germanie,
Celui de France, ou d'Ibérie
Ne fixe plus ses attentats ;
C'est l'humanité qu'il assaille,
Il livre la même bataille
Aux ennemis, à ses soldats.
Ou si cette lutte fatale,
Par la chute de son orgueil,
Élève à jamais sa rivale,
Il veut au moins dans son cercueil,
S'il se peut, entraîner le monde,
Qu'une solitude profonde,
Théâtre de la Liberté,
Que des calamités sans nombre
Consolent d'avance son ombre
De l'humaine prospérité !
Mais que fais-je ? Nouvel Orphée,
Des ours dompterai-je les cœurs ?
Par leur frénésie étouffée
Ma voix cède à des sons vainqueurs :
Bienfaisante Philosophie,
Devant l'erreur qui te défie
Quand ton flambeau perd tous ses droits,
N'éclate plus que par la foudre,
Que les esclaves dans la poudre
Te connaissent à nos exploits.
Et toi, leur idole sauvage,
Des Français éternelle horreur,
Crois-tu, dans le sang, le carnage,
Éteindre ou lasser leur valeur ?
Non, une gloire ensanglantée
Parmi nous est moins redoutée
Que l'opprobre au sein de la paix ;
Qu'avec nous l'univers succombe,
Mais qu'il porte seul à la tombe
Les fers que tu nous préparais.
Eh quoi ! Devant cet autre Alcide
Tout devait céder ou périr !
Soudain à ce vainqueur rapide
Tous nos forts se devaient ouvrir !
Quelques ruines désertées,
Par le sang et l'or achetées,
Ont-elles comblé tous ses vœux ?
Ce prodigue amant de la gloire
N'ose-t-il plus de la victoire
Marchander les fruits précieux ?
Poursuis ta marche triomphante,
Conquérant, avance à grands pas ;
Préviens mille guerriers qu'enfante
D'un seul le fertile trépas ;
Vois grandir la France envahie !…
Ta valeur s'est-elle trahie ?
Le vainqueur seul est-il vaincu ?
Ou sous les coups de la justice
Avec le Crime ton complice
Ta force a-t-elle disparu ?
Que dis-je de ce grand orage
Déjà le bruit sourd et lointain,
Restes frivoles de sa rage,
Atteste sa honteuse fin !…
Non, non, l'implacable génie
De l'impuissante tyrannie
Invente de nouveaux combats :
Thersites lâches et débiles,
Pour dompter un peuple d'Achilles
Armez-vous de ses propres bras.
C'en est fait, et déjà l'intrigue
Obscure émissaire des Cours,
Vient au triomphe de la Ligue
Provoquer notre affreux concours :
Bientôt j'apperçois ce Protée,
Nouveau Pactole, onde infectée,
Avec l'or roulant le poison ;
Par cette fatale rosée
L'Avarice fertilisée
Produit l'infâme Trahison.
Dans ses yeux portant la patrie,
Au fond de son cœur tous les rois,
Je le vois, (?) ou furie,
Flatter, déchirer à la fois :
De l'État il saisit les rênes,
Des phalanges républicaines
Il dirige le triste sort ;
La Liberté même, en son temple,
Surprise, l'entend, le contemple
Sous ses traits conjurant sa mort.
À sa voix, l'antique Imposture,
Ses croix, les poignards à la main,
Revient étonner la Nature
Des horreurs d'un zèle inhumain ;
Je vois le fils contre le père,
La tendre sœur contre son frère
Marcher sous ses drapeaux sanglans
Et contr'eux saintement perfides
Les citoyens liberticides
Chercher la mort ou des tyrans.
C'était peu que d'enfans rebelles
La parricide Impiété,
Allât des cœurs les plus cruelles
Aiguiser sa férocité ;
Parmi nous, pour notre ruine,
Des rois la fureur intestine
Suscite cent Catilinas,
Et l'Autriche au sein de la France
Voit plus d'un perfide Coblence
Suivre et combler ses attentats.
Liberté ! Puissance immortelle !
Qu'as-tu donc fait de tes héros ?
Je cherche Rome au milieu d'elle,
Et n'y trouve que ses fléaux !
Ce peuple, en sa lâche inconstance,
N'a-t-il reconquis l'existence,
Que pour rentrer dans le néant ?
Peut-il dormir sur ses trophées,
Quand des hydres mal étouffées
Se relèvent insolemment ?…
Mais pleure un triomphe précoce,
Monstre artisan de nos malheurs !
Contre toi ce sourire atroce
Réveille toutes nos fureurs :
Par de promptes métamorphoses,
Sous nos coups les palmes écloses
Remplacent de honteux pavots ;
Et pour le Crime, après son rêve,
Au lieu du trône, il ne s'élève
Que des cyprès, des échaffauds.
Garde cette noble furie,
Ô France ! Les tyrans jaloux,
Domptés au sein de la patrie,
Frémissent en vain près de nous :
Consomme leur chute et ta gloire ;
Plus qu'invincible, à la victoire
Fais marcher les vivans remparts ;
De la Montagne inaccessible,
Comme un torrent irrésistible,
Fonds sur tous ces troupeaux épars.
Au fond de leurs lâches tranchées
Surprends ces fuyards incertains ;
De ces hordes en vain cachées
Change en tombeaux les souverains…
Ou que nos plaines indignées,
De leur sang couvertes, baignées,
Se consolent de leur affront ;
Que des flots de ce sang impie
L'arbre qui nous donne la vie
S'élève plus beau, plus fécond.
Va de ta foudre infatigable
Chez eux accabler les tyrans ;
Sous la Montagne impitoyable
Écrase ces nouveaux titans :
Que ce sol impur et sauvage
Où ne germe que l'esclavage
Fertile en sa stérilité,
Théâtre heureux de nos batailles,
S'étonne de voir ses entrailles
Presqu'engendrer la Liberté.
Hâte-toi… L'immense Nature,
Avec un peuple de héros,
Contre le Crime et l'Imposture
Paraît s'élancer du Chaos :
Les élémens cessent leur guerre,
L'Olympe sourit, et la Terre
Applaudissant à tes efforts,
Semble enfanter la Paix profonde,
La Raison, le Bonheur du monde,
En te prodiguant ses trésors.