Ode sur la situation de la République durant la tyrannie décemvirale

Auteur(s)

Année de composition

1794

Genre poétique

Description

Quintils d'alexandrins et d'octosyllabes

Paratexte

Prairial, l'an second de la République

Texte

Musique de Catel

Ô vaisseau de l'État, fais un dernier effort :
Vaisseau, battu par les orages,
Tes mâts sont renversés ; viens regagner le port :
Ces rochers qu'habite la mort,
Sont témoins d'assez de naufrages.

Vois-tu, le fer en main, le meurtre dans les yeux,
Grandir l'anarchie aux cent têtes ?
Ainsi, du sein des mers s'élevant jusqu'aux cieux,
Jaillit le géant furieux
Que vomit le cap des tempêtes,

Lorsque, précipités par la fureur de l'or,
Les Jasons de Lusitanie
Souillant de leur empire une onde vierge encor,
Sur l'océan d'Adamastor
Faisaient voguer la tyrannie.

Ô de nos jours de sang quel opprobre éternel !
C'est Catilina qui dénonce !
Vargonte et Lentulus dictent l'arrêt mortel :
Tullius est le criminel :
Céthégus est juge, et prononce.

Des forfaits autrefois les vils machinateurs
Conjuraient avec la nuit sombre :
Ils siègent maintenant au rang des sénateurs,
Et les poignards conspirateurs
Ne sont plus aiguisés dans l'ombre.

Le génie indigné baisse un front abattu
Sous l'ignorance qui l'opprime :
Du nom de Liberté le meurtre est revêtu ;
Et l'audace de la vertu
Se tait devant celle du crime.

Le délateur vendu, pour prix de ses poisons,
Baigne dans l'or ses mains avides ;
Et des Pères conscrits les respectables noms,
Des Marius et des Carbons
Couvrent les tables homicides.

Le peuple est aveuglé par ses vils ennemis ;
Des Gracchus la mort est jurée :
Viens, Septimuléius, viens, meurtrier soumis,
Contre l'or qui te fut promis
Échanger leur tête sacrée.

Liberté des Français, que d'infâmes complots
Ont ralenti ta noble course !
Un monstre a dévoré nos fruits à peine éclos :
Le sang s'est mêlé dans tes flots
Si purs, si brillans à leur source.

Sur ton front, jeune encor, dieux ! Quel souffle infernal
Flétrirait tes palmes altières !
Vas-tu donc ressembler à ce fleuve inégal
Qui, de son opulent cristal,
Baigne le nord de nos frontières ?

Né sur le Saint-Gothard, au milieu des torrens,
Fils impétueux des montagnes,
Le Rhin, dans sa naissance, ennemi des tyrans,
Des Suisses, des Germains, des Francs,
Fertilise au loin les campagnes.

Dans ce vaste jardin, par ses flots embelli,
Il épanche une urne féconde :
Bientôt ruisseau stérile, et sans cesse affaibli,
Il court dans la fange et l'oubli
Cacher l'opprobre de son onde.

Ah ! Le peuple français repousse avec horreur
Ces flétrissantes destinées.
Liberté, chez les rois va porter la terreur ;
Parmi nous répands le bonheur,
Comme en tes premières journées !

De la plaine de Mars où sont les jeux charmans ?
Où sont les fêtes solennelles
Qui, dans la France entière, au milieu des sermens,
Voyaient, par mille embrassemens,
S'unir nos cités fraternelles !

Le soleil, souriant à notre liberté,
Hâtait le coucher de l'aurore,
Et sur l'autel sacré planant avec fierté,
De son immortelle clarté
Dorait l'étendard tricolore.

La nuit succède au jour, et le crêpe du deuil
Couvre nos villes désolées :
La licence aujourd'hui triomphe avec orgueil ;
La liberté marche au cercueil :
Les lois l'accompagnent voilées.

Vulcain, vainqueur du Xante, au fond de ses roseaux
Portait la flamme dévorante :
Ainsi le fanatisme, agitant ses flambeaux,
Embrase et soulève les eaux
De la Loire et de la Charente.

Philippe, c'est ainsi qu'en tes champs inhumains,
De Jule on vit l'image errante,
Le diadème au front, le glaive entre les mains,
Combattre les derniers Romains
Et la République expirante,

Quand Brutus, ne voulant ni régner ni servir.
Voyant Rome à jamais flétrie ;
Accusant la vertu qui le faisait périr,
Confondit son dernier soupir
Avec celui de la patrie.

De la France éperdue infortunés enfans,
Contemplez sa douleur amère ;
Déposez votre rage et vos glaives sanglans :
Ne vous battez plus dans les flancs
De votre déplorable mère.

Ô terre des Gaulois, redoutables remparts,
Champs fortunés, douce contrée,
Bords chéris d'Apollon, de Cérès et de Mars,
Terre hospitalière des arts,
Sois libre, opulente, adorée !

Tous les rois sont armés pour déchirer ton sein ;
À leurs yeux rien ne peut t'absoudre :
Mais bientôt, si tu veux mériter ton destin,
Le colosse républicain
Réduira tous les rois en poudre.

Imprimant sur ton sol un pied profanateur,
Ils osent te porter la guerre :
Ils trouveront la mort : Peuple triomphateur,
Qu'à ton souffle exterminateur,
Ils disparaissent de la terre !

Mais plus de sang français ; laisse frapper les lois :
Leurs vengeances sont légitimes :
Peuple républicain, n'imite point les rois
Dont la fureur a tant de fois
Puni les crimes par des crimes.

Renais chez les mortels, aimable Égalité ;
Viens briser le glaive anarchique :
Revenez, douces lois, justice, humanité :
Sans les mœurs, point de Liberté ;
Sans vertu, point de République.