Ode sur l'attentat du 3 nivôse

Auteur(s)

Année de composition

1801

Genre poétique

Description

Sizains d'alexandrins terminés par un hexasyllabe

Paratexte

Lue à l'Institut national, dans la séance du 13 pluviôse an IX

Acheronta movebo.
Virgile

Au général Kellerman, membre du Sénat conservateur.

Citoyen sénateur,

Et vous aussi, vous êtes l'honneur et le soutien de la patrie. Vainqueur de Valmy, vous avez été son génie tutélaire à la tête de nos armées ; vous l'êtes encore dans le Sénat auguste qui veille sur sa constitution.
Que de motifs vous avez eus d'abhorrer le crime inouï qui pensa détruire le glorieux ouvrage de la valeur et le dépôt sacré de la sagesse ! Guerrier, citoyen, homme sensible, combien vous avez dû frémir de l'attentat le plus lâche, le plus perfide et le plus désastreux qu'ait imaginé le génie de la destruction, qui replongeait la France et l'Europe dans un abyme de maux incalculables, si le Ciel n'eût fait un prodige en faveur d'un héros qui en a tant fait pour ses concitoyens !
Ce serait au génie de dévouer cet exemple de scélératesse à l'exécration de tous les siècles, et de faire entendre à la postérité sa voix accusatrice. Pour moi, j'ai rempli ma tâche en m'efforçant d'en peindre à mes contemporains toute l'atrocité.
Les premiers traits de mon pinceau m'ont d'abord effrayé moi-même, et j'allais le laisser tomber de mes mains. Mais je me suis dit : j'attacherai le nom de Kellerman à mon ouvrage. Ce nom rappellera les idées de loyauté, de vaillance, de patriotisme et de philantropie, et les cœurs fatigués et froissés par la peinture de tous ce que le crime a des plus odieux, se reposeront sur l'image des vertus les plus pures et les plus généreuses. L'humanité a besoin de ce contraste pour se consoler des forfaits qui l'outragent et la déshonorent.

Salut et respect

Texte

Quoi toujours tes fureurs, implacable Angleterre,
Par des forfaits nouveaux étonneront la terre ?
Veux-tu changer ce globe en un vaste cercueil ?
Et de la pâle mort usurpant le domaine,
Seule sur le néant, jalouse souveraine,
Couronner ton orgueil ?

Il faut qu'Albion règne, ou bien qu'elle extermine ;
Que son bras nous enchaîne ou qu'il nous assassine ;
Il faut que les mortels à ses pieds abattus,
De son ambition religieux esclaves,
Adorent de ses loix les superbes entraves
Ou qu'ils n'existent plus.

Ses crimes, grâce aux cieux, vont retomber sur elle :
Sous leur poids accablant sa puissance chancelle :
Je vois, je vois l'Europe arracher de son sein
Ce vautour, dont jamais ses entrailles sanglantes
Ne purent assouvir, sans cesse renaissantes,
L'insatiable faim.

Mais que d'atrocités de son fatal génie
Vont précéder encor l'effroyable agonie ?
Il armera l'enfer contre les nations :
Dans les fougueux accès de sa haine insulaire
Il ira soulever la rage auxiliaire
Des noires légions.

Dans les flancs escarpés de son île barbare
S'ouvre un antre noirci des vapeurs du Tartare.
C'est là que d'Albion le génie aux abois,
Perçant du souterrain la ténébreuse route,
Au centre mugissant de l'infernale voûte
Fit retentir sa voix.

« Puissantes déités du Styx impitoyable
Si j'ai sur les humains, d'un bras infatigable,
Déployé du malheur le tragique fléau :
Si toujours d'Atropos émissaire inflexible,
Mon zèle a secondé l'activité terrible
De son fatal cizeau ;

De ces mânes plaintifs suspendez les tortures ;
Songez, songez plutôt à vos propres injures :
Je suis vaincu ; sans vous, je n'ai plus de soutien ;
Accourez, prévenez ma dernière disgrâce ;
Notre cause est commune, et le destin menace
Votre empire et le mien.

C'est en vain qu'épuisant tous les secrets de nuire,
J'ai fait un art profond des moyens de détruire ;
Un jeune audacieux arrête mes efforts,
Ose de l'univers embrasser la défense,
Et de tous mes projets sa sublime vaillance
A brisé les ressorts.

Insensé ! J'avais cru du vainqueur d'Italie
Dans de lointains déserts la gloire ensevelie ;
Son exil est un champ de triomphes nouveaux.
Annibal près du Tibre, en Égypte Alexandre,
Le Nil crut ce guerrier ranimé de sa cendre
Et lui soumit ses eaux.

Mais ailleurs tout périt ; il reparaît, tout change.
L'invincible ascendant de ce mortel étrange
Efface la splendeur de ses premiers exploits,
Sur son char triomphant replace sa patrie,
Rappelle les vertus, les talens, l'industrie,
Et fait régner les lois.

Déjà ce Czar puissant, dont la gloire me blesse,
Ce Roi dont Frédéric inspire la jeunesse,
Des mortels avec lui conjurent le bonheur.
Bientôt vous entendrez, aux cris de l'allégresse,
Tomber avec fracas sous leur main vengeresse
Mon antique grandeur.

Si des filles d'enfer la plus inexorable
Ne me prête à l'instant un appui secourable,
Du sein des malheurs même où ce globe est plongé
Tous les bienfaits des cieux en foule reparaissent,
La concorde, la paix, l'abondance renaissent,
Et le monde est vengé. »

À ces mots, Alecton sort des vastes ténèbres,
Étend le noir tissu de ses ailes funèbres,
Et le monstre infernal vole vers nos cités.
L'air gémit : l'Océan, dont il franchit les ondes,
Ramène en frémissant dans ses grottes profondes
Ses flots épouvantés.

Quels spectres effrayans ! Quelle horrible cohorte
L'Achéron déchaîna pour former son escorte !
L'Effroi l'a précédé, le Désespoir le suit ;
Et ses flancs sont pressés du long essaim des crimes
Dont il a dépeuplé les plus profonds abymes
De l'éternelle nuit.

Sa main sème partout sa fureur meurtrière,
Dépouille à chaque instant sa hideuse crinière,
Et lance ses serpens au brigand qui s'endort.
Tout gonflé du venin qui redouble sa rage,
Le scélérat s'agite ; il rêve le pillage,
L'incendie et la mort.

De la nuit cependant son œil perçant les ombres
D'un regard satisfait contemple ces décombres,
De nos cruels débats ces champs accusateurs,
Ces ossemens blanchis aux bords de la Vendée
Et ces mânes errans sur sa rive inondée
Et de sang et de pleurs.

Restes infortunés de ces plaines désertes,
Hélas ! Vous commenciez à réparer vos pertes :
La furie a juré de r'ouvrir vos tombeaux :
Son bras ressuscitant vos haines expirantes,
Sur les tristes amas de vos cendres fumantes
Agite ses flambeaux.

Elle y cherchait en vain ces agens mercenaires,
Des crimes d'Albion ministres sanguinaires :
Un antre dans Paris les cache à tous les yeux.
Elle y vole, elle arrive, et la voûte ébranlée
A vomi dans le sein de l'horrible assemblée
Le monstre furieux.

Le Conseil enflammé d'une rage nouvelle,
Par mille affreux sermens fait éclater son zèle.
L'un offre de Clément l'exécrable couteau,
Celui-ci de Néron la coupe parricide,
L'autre le plomb fatal dont l'atteinte perfide
Mit Gustave au tombeau[1].

La Furie agitant ses venimeux reptiles,
Eh ! Quoi ! Vous divisez, conspirateurs stériles,
Les fléaux que l'enfer a mis entre vos mains ?
Le poignard, le poison, la flamme, le salpêtre,
Tout doit frapper ensemble un héros qui veut être
Le salut des humains.

Albion connaît mieux nos mystères sublimes.
Vos ports ont attesté ses efforts magnanimes,
Quand ce foudre formé de cent foudres divers
D'une cité rivale ébranla les murailles,
De la terre à grand bruit déchira les entrailles
Et fit bondir les mers[2].

De ces maîtres fameux osez suivre la trace ;
Considérez le prix de cette illustre audace :
Par ce noble attentat Bonaparte détruit,
Ses palmes, les honneurs, les trésors, la puissance,
Le droit de tout oser, et sur-tout la vengeance,
En sont l'immense fruit.

À l'instant étincelle une ardeur unanime :
Alecton les instruit, Alecton les anime :
De la destruction habiles artisans,
Ces monstres d'un héros préparant la ruine,
Dans leur zèle assassin, d'une horrible machine
Arrondissent les flancs.

Leur bras industrieux de masses foudroyantes,
De débris meurtriers et d'armes déchirantes,
Et de fer acéré remplit son vaste sein :
Et pour comble d'horreurs, la barbare Euménide
Verse sur ces métaux de sa bouche livide
Le plus mortel venin.

Ô profondeur du crime ! Ô prudence infernale !
Dans un simple appareil la machine fatale
Qui menace le monde et doit changer son sort,
Lentement s'achemine, et l'habitant paisible
Approche sans soupçon le tonnerre invisible
Qui doit lancer la mort.

Le héros a paru ; l'éclair jaillit, la foudre
Tonne, éclate, renverse, et réduit tout en poudre,
Fait au loin de Paris trembler les fondemens.
Dans l'espoir sanguinaire où son cœur s'abandonne,
Le méchant applaudit, le citoyen frissonne
De noirs pressentimens.

Ah ! C'en est fait sans doute ; ô France ! Ô ma patrie
Ce héros qui pour toi bravant Mars en furie,
Rendit par tant d'exploits ses efforts superflus,
Qui t'allait présenter de sa main triomphante,
Après tant de lauriers, l'olive bienfaisante,
Bonaparte n'est plus !

Il n'est plus !… La licence a brisé sa barrière,
Et, r'ouvrant des forfaits l'homicide carrière,
S'apprête à redonner ses spectacles sanglans.
Les bourreaux enivrés d'une féroce joie,
D'un bras impatient ressaisissent leur proie…
Non : frémissez brigands !

Il vit ! Il est sauvé ! Détestable génie
Et du noir fanatisme et de la tyrannie,
De tous les factieux, de tous les cœurs pervers,
Vas frémir loin de lui d'une rage inutile
Et dans ton désespoir, vas chercher pour asyle
Ou Londre, ou les enfers.

Le monde le verra ce fils de la Victoire
Baisser avec respect les faisceaux de sa gloire
Devant l'humanité, la Liberté, la Paix ;
Et moi, las des horreurs dont l'aspect me déchire,
Sur des accords plus doux je monterai ma lyre
Pour chanter des bienfaits.

  1. ^ Gustave-Adolphe, roi de Suède, après avoir parcouru, dans sa marche triomphante, les deux tiers de l'Allemagne, et porté la terreur jusqu'aux portes de Vienne, fut tué à la bataille de Lutzen, de deux coups de pistolet, le 16 novembre 1632. Quelques auteurs prétendent que ce fut par des gens qu'avait subornés le cardinal de Richelieu ; mais Puffendorf, dans son histoire de Suède, affirme que Gustave périt par la main de François Albert, l'un de ses chefs, gagné par les Impériaux
  2. ^ Les Anglais étaient irrités contre la ville de Saint-Malo, à cause du nombre et de l'audace de ses armateurs, qui désolaient leur commerce. Ils espérèrent détruire entièrement cette ville par le moyen de leur machine infernale. C'était un bâtiment en forme de galiote, de 90 pieds de long, chargé au fond de plus de cent barils de poudre, et rempli de bombes, de grenades, de boulets, de gros morceaux de fer, et de toutes sortes ds matières combustibles. Ils parurent devant Saint-Malo, le 26 novembre 1695, la nuit du 30 au premier décembre. L'air étant serein, la mer calme, ils firent partir leur fatale machine. Elle s'avança à pleines voiles vers la muraille où elle devait être attachée, sans être apperçue. Elle n'était plus qu'à cinquante pas, lorsqu'un coup de vent la détourna et la porta sur un rocher. Le vaisseau s'ouvrit ; l'ingénieur qui le conduisait, se hâta d'y mettre le feu ; mais l'eau avait déjà gagné les poudres du fond de cale et la plus grande partie ne prit point. Cependant le bâtiment sauta avec un fracas horrible, toute la ville en fut ébranlée, et les vitres et les ardoises de plus de trois cents maisons se brisèrent. L'on doit rendre grâce à l'être bienfaisant, qui veille sur le genre humain, de ce qui fit échouer cet attentat contre l'humanité. Les hommes n'ont pas besoin d'être excités au crime par des succès aussi affreux
 
 

Sources

BNF, Ye 41164.