Pauvre diable en 1820 (Le)

Auteur(s)

Année de composition

1791

Description

Alexandrins en rimes plates

Texte

Le pauvre diable :

Monsieur, par charité ! Donnez-moi quelque chose.

Un voyageur :

Un mendiant ! Ô ciel ! À quelle étrange cause
Doit-on ce phénomène ? Et quel fâcheux destin
Peut te réduire encore à mendier ton pain ?

Le pauvre diable :

Hélas ! Je fus valet, contrebandier, corsaire,
Garde-chasse, commis, abbé, filou, faussaire ;
Et j'ai fait mon chemin, je suis à l'hôpital.
Un jour, je m'avisai d'entreprendre un journal,
Et faisant circuler mes feuilles mensongères,
J'étais heureux, pendant les troubles nécessaires
Qu'après soi l'anarchie un moment entraîna :
Bientôt mes abonnés me plantèrent tous là ;
Il me fallut chercher un autre train de vie.
La chicane à mon âme aux remords endurcie
Offrait encore un champ où l'on pouvait glaner ;
Sur du papier timbré j'appris à griffonner,
Et d'huissier exploitant je pris une patente.
Tout allait bien ; usant de la grâce étonnante
Que je reçus du Ciel pour de pareils emplois,
Je me formais dans l'art de souffler les exploits ;
Mais insensiblement tous mes clients partirent :
De tous ceux qui jadis au palais s'enrichirent,
Instruisant, commentant ou jugeant les procès,
Il ne reste aujourd'hui que les juges de paix.

Le voyageur :

Quels sont ces magistrats ?

Le pauvre diable :

Des lâches, de faux frères,
Sans mémoires de frais qui jugent les affaires.
On se livrait alors à la fureur du jeu ;
De cette passion je rendis grâce à Dieu,
Et prenant pour moitié femme accorte et jolie,
Je donnai bal, souper, et tins académie
De biribi, brelan, trictrac et pharaon.
Vous savez qu'il faut être au jeu dupe ou fripon :
J'étais fripon, monsieur, et je dupais les autres ;
Mais lasse de vider ses poches dans les nôtres,
La dupe s'éloigna ; mon souper fut désert.
C'est bien pis aujourd'hui ; cartes, jeux, tapis vert,
Sont des mots inconnus ; je vois toute la France
Qui, pour se réformer, rentre dans l'ignorance ;
De l'amour des beaux-arts on n'est plus possédé :
Je suis le seul qui sache escamoter un dé.
Il faut donc derechef exercer mon génie ;
Quoique faible et poltron, payant d'effronterie,
Je me fais le prévôt d'un maître férailleur,
Et je deviens expert en fait de point d'honneur.
Le bon temps ! Chaque jour, pour une bagatelle,
À Vincennes, à Boulogne, on portait sa querelle :
On n'en mourait jamais, on se blessait un peu ;
On faisait admirer la grâce de son jeu ;
Puis, un embrassement terminant la partie,
Chacun rentrait chez soi plein de gloire et de vie,
Et revenait chez nous essayer nos fleurets.
Mais la philosophie a fait tant de progrès,
Qu'aux Français d'aujourd'hui l'escrime est inconnue.
Comment vivre, monsieur ? Personne ne se tue.

Le voyageur :

Comment, plus de procès, plus de duels, de jeux !
Suis-je en France ?

Le pauvre diable :

Oui, monsieur, ces changements affreux
Ne la rendent, hélas ! que trop méconnaissable.
Ce n'est pas tout ; cherchant dans mon sort misérable,
Quelque honnête métier qui pût durer toujours,
Je me fis par réforme, enfin, courtier d'amours.
Quoiqu'en ce noble état j'eusse trop de confrères,
Je conduisais encor joliment mes affaires,
Et j'attirais à moi la fleur des amateurs :
Mais voilà tout à coup l'esprit des bonnes mœurs
Qui vient mal à propos saisir toutes les âmes ;
Et nous ne voyons plus partout qu'honnêtes femmes.

Le voyageur :

Ah ! C'est fort, par exemple.

Le pauvre diable :

Oui, c'est fort étonnant,
J'en conviens avec vous ; le fait est vrai pourtant.
Tendre et fidèle épouse, et surtout bonne mère,
Croiriez-vous qu'aujourd'hui chaque femme n'est fière
Que d'aimer son mari, de nourrir ses enfants ;
Que les maris sont tous empressés, complaisants ?
Tout le monde est instruit, tout le monde sait vivre.
On boit modérément ; jamais on ne s'enivre :
On croit servir le Ciel en aimant son prochain :
Le juif mange du porc, et le Turc boit du vin :
Aux moindres fonctions c'est le peuple qui nomme ;
Son choix tombe toujours sur le plus honnête homme.
Le commerce et les arts sont en activité ;
Ils ne connaissent plus cette inégalité
De l'excès de richesse à l'excès d'indigence ;
Tout l'univers, hors moi, se trouve dans l'aisance ;
Plus de grands à flatter ; plus de banqueroutiers ;
Chacun paye avec soin ses moindres créanciers ;
L'homme dans son ami jamais ne trouve un traître :
C'est l'âge d'or enfin que nous voyons renaître.

Le voyageur :

Pourquoi, s'il est ainsi, tant pleurer aujourd'hui ?

Le pauvre diable :

Eh ! Monsieur, je vivais des sottises d'autrui.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1792, ou Choix des poésies fugitives de 1791, Paris, Delalain, 1792, p. 169-172.