Poème séculaire, ou Chant pour la Fédération du 14 juillet

Auteur(s)

Année de composition

1790

Genre poétique

Description

Texte

Dans le temple de Mars, un peuple fier et libre
Jadis priait les dieux de protéger le Tibre,
Quand un siècle nouveau recommençait son cours ;
Et d'un chantre immortel la lyre fortunée
À la race d'Énée
De tout l'Olympe ému promettait les secours.

Un nouveau siècle aussi pour les Français commence ;
Déjà se réunit cette famille immense,
Qu'enferment sous un chef et deux monts et deux mers ;
Elle va déployer sa grandeur souveraine
Sur cette auguste plaine,
Où du monde et du ciel tous les yeux sont ouverts.

Le voici donc ce jour de fête,
Où vient, après un an, l'auguste liberté,
Affermir la noble conquête
Dont s'applaudit l'humanité !
Ce n'est plus comme au temps où son bras redouté,
Des tours de la Bastille a renversé le faîte,
Sage et paisible, elle a quitté
Ses vêtements de mort, son glaive ensanglanté :
De simples fleurs parent sa tête.

La déesse aujourd'hui veillant sur nos foyers,
Porte dans une main ces annales sinistres,
Où vivront à jamais les crimes des ministres ;
Et de l'autre elle montre à ses nouveaux guerriers
L'urne du vieux Franklin couverte de lauriers.

Où sont nos ennemis ? Où sont ceux qui conspirent
Contre la liberté, premier droit des humains ?
Qu'ils viennent dans ces lieux, qu'ils viennent, qu'ils admirent ;
Et que les discordes expirent
Au pied de cet autel élevé par nos mains !

Quels chants annonceront à la terre étonnée 
La raison triomphante et l'erreur détrônée ?
Le travail affranchi d'injurieux tributs,
L'hydre des préjugés pour jamais enchaînée ;
Et l'empire vieilli par neuf siècles d'abus
Renouvelant sa destinée ?

Qui peindra dignement ce spectacle si beau ?
Tous les enfants de la patrie
S'embrassant à la fois sous le même drapeau ;
Le vieillard bénissant, d'une voix attendrie,
L'heureux jour qui du moins brille sur son tombeau ;
Le jeune homme, l'enfant, déjà fier de ses armes,
Jurant de mourir pour les lois ;
L'allégresse brillant dans les yeux pleins de larmes,
Et ce triple serment, le soutien de nos droits,
De tous les cœurs émus s'échappant à la fois.

Voyez, braves guerriers, ces femmes embellies
De la gloire de leurs époux,
Prêter à vos transports un charme encor plus doux,
Et vos mères enorgueillies
Dont l'œil est attaché sur vous !

Chantons, et qu'à nos chants tous les peuples répondent :
L'univers applaudit, et les cieux nous secondent.
Souvent Dieu repoussa de son trône outragé
Cet encens criminel offert par la victoire ;
Mais ce nouveau triomphe est par lui protégé ;
La voix de l'homme libre est un hymne à sa gloire.

Ô Peuple magnanime, imite en tout les cieux !
Pardonne ; et souviens-toi des complots homicides
Où la ligue autrefois entraîna tes aïeux :
Tremble de t'égarer sous d'infidèles guides,
Redoute un zèle factieux :
Français, oublions tous notre injure commune !
Plus de cris insultants, plus d'aveugle fureur :
Forts de notre union, faisons grâce à l'erreur,
Et n'outrageons pas l'infortune !

Alors nous régnerons à l'abri des revers :
La Seine, en courant vers les mers,
Contera que nos mains ont affranchi ses ondes ;
Et le vaste océan, lien de l'univers,
Fera passer bientôt notre exemple aux deux mondes.

Chantons, et que l'airain, sans répandre l'effroi,
Gronde, et se répétant dans nos cités guerrières,
Proclame jusqu'à nos frontières
La majesté d'un peuple roi.

Ce bruit, sur la rive prochaine,
D'échos en échos répété,
Va se prolonger dans la plaine,
Jusqu'à Versailles épouvanté.

Le sombre despotisme erre encor dans Versailles ;
Et tremblant, inquiet, le front noirci de deuil,
Cherche toujours son trône en ces tristes murailles
Que jadis éleva l'esclavage et l'orgueil.

Il entend ces cris d'allégresse,
Il s'indigne, et pour un moment
Se dissimule sa faiblesse,
Et contre un peuple libre accourt en blasphémant.
Il voit le peuple qui le brave
Couvert de ses mille étendards ;
Et c'est en vain que ses regards
Dans ces lieux cherchent un esclave.
Des nobles et des grands il perdit le soutien,
Son œil, avec fureur, trouve un roi citoyen.
Alors au fanatisme il demande vengeance,
Et veut renouveler leur antique alliance.
Mais les temps sont changés : tout son effort est vain,
Et son sceptre de fer se brise dans sa main.
Il succombe, il rugit : par un dernier outrage
Il insulte le peuple, et le monarque, et Dieu ;
Fuit, et court se cacher, en frémissant de rage,
Dans le tombeau de Richelieu.

Le monstre a disparu : c'en est fait ; son absence
Des champs ranime la beauté,
Du sol qu'il épuisait double la bienfaisance,
Fait sourire la pauvreté,
Console la faible innocence ;
Donne aux arts plus de majesté,
Rend ses droits à l'homme qui pense,
Et maintient notre égalité.
La douce paix est ramenée ;
Sous la loi d'un chaste hyménée.
L'enfant croit pour la liberté ;
Nos cités, nos ports s'agrandissent,
Et tous les siècles applaudissent
À ce beau jour que j'ai chanté.

 
 

Sources

BNF, Ye 22566.