Poème sur la Liberté
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Paratexte
Prononcé à la distribution des prix de l'Université de Paris, dans la salle des Amis de la Liberté et de l'Égalité, en présence d'une députation de la Convention nationale, du département, de la municipalité, des districts, cantons, municipalités et sections du département de Paris, par le citoyen Crouzet, principal du collège du Panthéon français et ancien professeur d'éloquence au même collège, et imprimé en vertu d'un décret de la Convention ; le 4 Août 1793, l'an deuxième de la République française.
Texte
D'où vient que si long-temps errante sur la terre,
L'aimable Liberté, fugitive, étrangère,
Put à peine trouver quelques heureux climats
Dignes de conserver l'empreinte de ses pas ?
Quelques peuples, depuis l'origine du monde,
À peine ont suspendu sa course vagabonde.
Eh ! Quoi ! De l'univers le globe infortuné
Fut-il donc en naissant aux tyrans condamné ?
Non : l'Être souverain ne fit point son ouvrage
Pour le livrer en proie aux maux de l'esclavage :
C'est pour la liberté qu'il créa les humains.
Quand l'homme, œuvre chéri de ses puissantes mains,
Vers les cieux éleva son auguste visage,
D'un regard satisfait, contemplant son image,
Lui-même en traits de flamme imprima dans son cœur
Ces mots, titres sacrés, garans de son bonheur :
Sois libre : mais aussi la sagesse éternelle
Qui fit la liberté, qui nous forma pour elle,
Ne l'a point destinée à ces cœurs avilis,
Dans un lâche sommeil sans cesse ensevelis,
Oubliant sans pudeur leur dignité première.
Chaste fille des cieux, cette vierge sévère
Repousse ces mortels sans courage et sans mœurs,
De ses mâles attraits faibles adorateurs,
Amans efféminés, plongés dans les délices,
Énervés de mollesse, et flétris par les vices.
Pour fixer son amour, il lui faut des vertus,
Telles qu'en fit briller l'inflexible Brutus :
Il lui faut des Catons, le courage intrépide,
Ou la frugalité du modeste Aristide.
Elle n'aime l'encens, et ne reçoit les vœux
Que de ces peuples fiers, pauvres, laborieux,
Qui dédaignant le faste et la magnificence,
D'un bonheur mensonger fugitive apparence,
Amis de la justice et de l'égalité,
Vivent dans l'innocence et la simplicité.
Jadis elle sourit aux enfans de la Grèce,
Quand elle proscrivoit le luxe et la mollesse,
Quand Épaminondas, l'exemple des guerriers,
Envoyoit au foulon ses vêtemens grossiers.
Ô Tibre ! Tu la vis, sur tes rives guerrières,
Des fils de Romulus habiter les chaumières :
Mais Rome étoit alors le temple des vertus.
(?) pauvre et fière : alors Cincinnatus,
À la voix du Sénat, laboureur consulaire[1],
De son front vénérable essuyant la poussière,
Suspendait ses travaux, marchoit aux ennemis ;
Et bientôt satisfait de les avoir soumis,
Déposant les faisceaux, reprenant son ouvrage,
Venoit ensemencer son modique héritage.
Des herbes de son champ, nettoyé par ses soins,
Le grand Fabricius contentoit ses besoins,
Et des rois étonnés rejetant les largesses,
Sourioit de mépris à leurs vaines richesses.
Dans ses humbles foyers le sage Curius
Disoit aux députés du superbe Pirrhus :
« Reportez vos présens ; cet or m'est inutile :
Curius n'a besoin que de vases d'argile. »
Ce fut alors que Rome instruisit l'univers,
Et força les tyrans, vaincus, chargés de fers,
Suivant de ses guerriers la marche triomphante,
À courber sous ses lois leur tête obéissante.
Mais bientôt s'enivrant de sa prospérité,
Rome perdit ses mœurs avec sa pauvreté.
Sur les débris sacrés des cabanes rustiques
L'art élève à grands frais des palais magnifiques ;
Dans ses murs orgueilleux le luxe s'introduit ;
La vertu disparoît ; la Liberté la suit.
Ce n'est plus cette ville en héros si féconde :
J'y cherche vainement les conquérans du monde :
De féroces tyrans, d'imbécilles Césars,
Traînent les habitans attachés à leurs chars.
Et ces peuples jadis et si grands et si braves,
Maintenant descendus au-dessous des esclaves,
Prosternant, sans rougir, leurs fronts humiliés,
Servent un vil eunuque, et tremblent à ses pieds[2].
Tel est l'abîme affreux où nous plonge le vice.
Chaque jour, chaque instant creuse le précipice ;
Et les mortels tombés dans ce gouffre d'horreur,
D'un œil épouvanté mesurant sa hauteur,
Y perdent dans leurs maux jusques à l'espérance.
Tels furent tes destins, ô malheureuse France !
Depuis que la mollesse et le luxe effronté
Ternirent de tes mœurs l'antique pureté.
Hélas ! Qu'avois-tu fait de ces vertus austères,
Qui de la servitude ont garanti nos pères ?
Le peuple incorruptible, et jaloux de ses droits,
Ne connoissoit alors de maîtres que ses lois,
Et de l'égalité conservant l'équilibre,
Dans ses hameaux épars vivoit heureux et libre.
Mais depuis !… Écartons ces tableaux odieux,
Dont l'aspect flétrit l'âme, et révolte les yeux.
Couvrons d'un voile épais, ô ma triste patrie !
De tes fastes honteux la longue ignominie ;
Cachons à l'univers, cachons à l'avenir,
De ton abaissement l'indigne souvenir.
Que dis-je ! Ton réveil vengera ta mémoire :
Du sein du déshonneur j'ai vu briller ta gloire.
France, mes yeux ont vu la fière Liberté,
Conduisant par la main la sainte Égalité,
Aux cris de tes enfans, du haut des cieux descendre.
J'ai vu ton feu sacré qui dormoit sous la cendre,
Ce feu que les tyrans n'éteignirent jamais,
Plus prompt que les éclairs, embraser les Français,
Éclairer tes voisins, remplir l'Europe entière
Des traits étincelans de sa vaste lumière.
Les despotes troublés en pâlissent d'effroi,
Conjurent ta ruine, et s'arment contre toi.
Inutiles efforts d'une rage impuissante !
Tu parles ; à ta voix la terre obéissante,
Enceinte de héros, entr'ouvrant ses sillons,
Fait sortir de son sein de nombreux bataillons ;
Et tu vois tout à coup cette terre, inondée
D'une horde en fureur sur elle débordée,
Dévorant à la fois esclaves et tyrans,
De leur foule innombrable engloutir les torrens.
Tout cède à tes efforts : mais cet élan sublime,
Ce triomphe éclatant d'un peuple magnanime,
De tes brillans destins heureux commencemens,
N'ont fait qu'en préparer les premiers fondemens.
Ton courage, il est vrai, guidé par la victoire,
Remplit en un instant les fastes de l'Histoire,
Vengea l'humanité, reconquit tous ses droits,
Brisa l'orgueil du trône et le sceptre des rois,
De l'inégalité renversa les barrières,
Au niveau des palais éleva les chaumières,
Réforma le chaos des antiques abus,
Détruisit l'ascendant des préjugés vaincus,
Abattit sous les coups de tes mains triomphantes
Du monstre féodal les têtes dévorantes,
Foudroya ces cachots, ces tombeaux des vivans,
Remparts du despotisme affermis par les ans,
Silencieux témoins des pleurs de l'innocence,
Repaire ténébreux, où la sombre vengeance,
Tranquille, et prolongeant à son gré leurs destins,
Déchiroit lentement les malheureux humains.
Mais ce n'est pas assez de ces nombreux miracles,
Et de donner aux cieux le plus grand des spectacles ;
Celui d'un peuple immense entrouvrant son tombeau,
Et de la liberté rallumant le flambeau.
Tu vis, ainsi que toi, l'infortuné Batave
Des fers de l'Espagnol briser l'indigne entrave,
De simples matelots et de pauvres pêcheurs
Braver tous les efforts de leurs fiers oppresseurs,
Et par de longs travaux asservissant Neptune,
Des rives de l'aurore appeler la fortune.
La fortune perfide, à ces vainqueurs si fiers,
Apporta des trésors, des vices et des fers ;
Et leurs fils maintenant soulèvent avec peine,
Par le luxe amollis, le fardeau de leur chaîne.
France, la Liberté que tu sus ressaisir,
Hélas ! coûte à garder, bien plus qu'à conquérir.
Mais, veux-tu pour jamais affermir ton ouvrage ?
Veux-tu qu'à tes neveux il passe d'âge en âge ?
Écoute le conseil de tes législateurs :
« Nous mettons, ont-ils dit, sous la garde des mœurs
Le dépôt de tes lois. Que les vertus fidelles,
De ce trésor sacré sévères sentinelles,
Gardent de siècle en siècle à ta postérité,
Ce garant éternel de sa félicité. »
Tel Numa confioit à ses chastes vestales
Le soin d'entretenir, de leurs mains virginales,
Ce feu si révéré des austères Romains,
Qui devoit de l'empire assurer les destins.
Suis-la ; cette leçon, sublime et salutaire ;
Rassemble de tes lois la garde tutélaire ;
Appelle la candeur, l'antique probité,
Les mœurs du premier âge et sa frugalité,
La modeste pudeur de l'aimable jeunesse,
La sainte autorité de l'auguste vieillesse,
Et l'amour des époux, des pères, des enfans,
Et la tendre pitié, l'espoir des indigens,
Et l'amitié si rare, et la famille entière
Des vertus dont les cieux ont embelli la terre.
Ô France, c'est alors que tu verras tes lois,
L'exemple des humains et la honte des rois,
Par-tout dans l'univers des peuples adorées.
« Heureuses, diront-ils, heureuses les contrées
Où les mortels égaux, libres et vertueux,
Et tous de la patrie enfants respectueux,
Réunis et serrés à l'ombre de son aile,
Y goûtent les douceurs de la paix fraternelle ! »
Alors tu les verras, de notre sort jaloux,
Las des tyrans cruels, embrasser tes genoux,
Et dire, en te jurant une amitié sincère :
« France, ouvre-nous tes bras, sois aussi notre mère. »
Quand luiront-ils enfin ces jours si désirés,
Si long-temps attendus, si long-temps différés !
Hélas ! Les passions et les vices funestes,
D'un régime barbare impurs et tristes restes,
Monstres nourris d'abus dans le luxe des Cours,
Reparoissent en foule ; et craignant ces beaux jours,
De mille endroits divers assemblent sur nos têtes
Un éternel amas d'effroyables tempêtes.
De complots en complots l'ardente ambition
De ses honneurs passés poursuit l'illusion :
L'orgueil humilié, respirant la vengeance,
Souille le fanatisme, égare l'ignorance ;
Et l'affreuse discorde, agitant son flambeau,
De la sainte union divise le faisceau ;
Et de tant de forfaits détestable complice,
Au fond de ses greniers la sordide avarice
Recelant les trésors entassés par ses soins,
D'un peuple infortuné calcule les besoins,
Sur l'excès de ses maux fonde ses espérances,
Et sourit en secret à ses longues souffrances.
Tes cruels ennemis, ô peuple généreux,
Afin de t'asservir te rendent malheureux.
Ils pensaient que, semblable à la brute sauvage,
Les besoins éteindroient ton sublime courage ;
Qu'ils te verroient bientôt, abattu par la faim,
Mendier humblement, et des fers et du pain
Et des rois désarmés par ton obéissance,
Adorer à genoux la superbe clémence.
Mais ils ne savoient pas, tes vils persécuteurs,
Subalternes tyrans, lâches adulateurs,
Qui payoient autrefois d'hommages mercenaires
Le droit d'humilier et d'opprimer leurs frères,
Qu'un peuple qui connoît et veut la Liberté,
Par nul effort humain ne peut être dompté,
Surtout si la vertu le soutient et le guide :
C'est elle qui nourrit sa constance intrépide,
Et qui l'affermissant contre les coups du sort,
Lui crie : Il n'est qu'un choix : la victoire ou la mort.
C'est elle qui calmant les ondes furieuses,
Français, vous conduira vers ces rives heureuses,
Où de la Liberté les fortunés mortels
Et de fleurs et de fruits couronnent les autels :
Lieux où l'égalité, bannissant l'indigence,
Fait en mille ruisseaux circuler l'abondance,
Où l'aimable concorde enchaîne tous les cœurs,
Et donne des plaisirs aussi purs que les mœurs.
Ô charmante contrée, ô séjour de délices,
Est-il pour l'acheter de trop grands sacrifices !
Sans doute il reste encore, avant de la trouver,
Des maux à soutenir, des périls à braver.
N'importe : tout Français, digne en effet de l'être,
Dont la noble fierté redoute un nouveau maître,
S'immolant au bonheur qu'il espère obtenir,
Doit placer le présent sur un riche avenir.
Mais, quoi ! cet avenir, ce fortuné rivage,
Pour lequel nous bravons les fureurs de l'orage ;
Ce port que vous dérobe un nuage jaloux,
Français, il va paroître ; il n'est pas loin de vous :
Je le vois : terre, terre : ô mes amis, mes frères,
Mes yeux ont entrevu la fin de nos misères.
Levez-vous, concertez un généreux effort ;
Les flots vont s'applanir, et nous touchons au port.
Précieux rejetons, douce et chère espérance,
Jeunes républicains, à qui sourit la France ;
D'un peuple souverain, tendre postérité,
Héritiers de la gloire et de la Liberté :
Ah ! C'est sur-tout à vous que l'avenir prépare
Les jours les plus sereins, le bonheur le plus rare ;
C'est pour vous qu'à l'abri des vents séditieux,
La Liberté verra son arbre glorieux
Arrondir en berceaux son ombre hospitalière,
Et de fruits abondans joncher au loin la terre.
Quand vous recueillerez ces fruits alors si doux,
Pour prix de nos bienfaits, enfans, souvenez-vous
Qu'ils furent arrosés, dans des temps moins prospères,
De larmes, des sueurs et du sang de vos pères :
Ils travailloient pour vous, plus encor que pour eux,
Et disoient, en songeant à vos destins heureux,
Comme ce bon vieillard que fait parler le sage :
Nos arrière-neveux nous devront cet ombrage.
Cet espoir consolant adoucissoit leurs maux.
C'est à vous d'abreuver de salutaires eaux
De cet arbre chéri la sève et la verdure.
Des vices loin de lui chassez la foule impure :
Des viles passions les funestes vapeurs
Dessèchent sa racine et flétrissent ses fleurs
Enfans laborieux, jeunesse intéressante,
Entourez de vertus sa tige bienfaisante ;
De votre âge innocent conservez la candeur,
L'aimable modestie et la sainte pudeur,
La bonté, la franchise, et l'heureuse ignorance
Du prix que l'on attache, à la vaine opulence,
Ces précieuses mœurs, ces premiers sentimens
Sont de la Liberté les plus purs alimens ;
Elle est de la vertu la compagne ordinaire :
Le cœur de l'honnête homme est son vrai sanctuaire.