Portrait du général Suwarow

Auteur(s)

Année de composition

1799

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Mots-clés

Paratexte

Texte

Vous qui riez de Suwarow,
Savez-vous que sa Seigneurie
Se drape des pieds jusqu'au cou
Avec la peau d'un loup-garou
Qui ravagea la Sibérie ?
Qu'un grand saint Nicolas d'argent
Est plaqué sur sa draperie
Où s'agitent au gré du vent
Des chapelets et des médailles,
Des ordres, des croix, des agnus
Valant au moins des oremus
Pour forcer le gain des batailles.
Vous qui riez, connoissez-vous
Son bonnet dit à l'invincible ?
Plumes de paons et de hiboux,
Sonnettes au tin tin horrible,
Tête de mort, affreux bijou,
L'ornent avec un art terrible ?
Et sa taille…  est-elle risible ?
On ne lui va pas au genou.
Sa complexion est si forte
Que jamais rien ne lui fait mal ;
Aujourd'hui son cheval le porte,
Demain il porte son cheval :
Aussi vif que triple croche
Il paroît jeune, quoique vieux ;
On assure qu'il a des yeux
Comme des lunettes d'approche,
Et que le matin ou le soir
Il ne sort jamais sans avoir
Une bombe dans chaque poche ;
Sa voix a le son d'une cloche, 
Et voilà justement pourquoi,
Quand il les commande à la guerre,
Ces Cosaques saisis d'effroi
Ne manœuvrent que ventre à terre.
Un beau jour il en attrapa
Quinze ou vingt qui tuoient des poules,
Avec leurs têtes qu'il coupa
Il s'en alla jouer aux boules.
Depuis ce trait vraiment fameux,
Ce trait qu'à nos derniers neveux
Fera passer la renommée,
Ses volontés sont des canons ;
Son nom tout seul vaut une armée,
Jugez par là de ses surnoms.
Il n'en a que trois ; mais je gage
Qu'au train dont on voit qu'il ira
Sous peu de tems il en aura
Quatre et peut-être davantage.
Rappelons-nous le Rimniski,
N'oublions pas l'Italiski,
Notons surtout l'Helvetiski ;
Et si du fond de la Russie
Arrivent d'autres noms en ki,
Crions, sans demander pour qui,
C'est pour lui, c'est pour le Messie !
Comment croire qu'il ne l'est pas ?
Il a dans toutes les affaires,
Dans tous les lieux, dans tous les cas,
Des façons extraordinaires ;
Veut-il égayer ses soldats ?
Prenant avec eux des ébats
Qui sont très fréquents chez les Russes,
Il vous les fait rire aux éclats
En se cherchant mieux que des puces.
N'a-t-il pas en dévotion
Un goût de bénédiction
Que l'on ne connoît à personne ?
Dans les maisons, sur les chemins
Il la reçoit de toutes mains
Et de toutes mains il la donne.
Il avale tous les matins
De l'eau bénite et du rogomme,
Et fait des signes de croix comme
Un général de capucins.
Certes avec un pareil système
Il peut tout, il arrive à tout ;
Il n'est pas un saint qui ne l'aime,
Pas un qui ne guide son knout.
Il nous l'a bien prouvé naguère ;
Nous étions presque dans ses lacs
Le jour qu'au grand saint Nicolas
Il fit cette belle prière :
Heureusement qu'à la manière
Dont Masséna contrepria,
Le patron fut mis à quia,
Et Suwarow se replia
Avec beaucoup de caractère,
Mais dans une grande colère
Qui doit durer per omnia.
C'est chez les Grisons qu'il s'apprête
À nous couper têtes et bras ;
C'est là qu'il trame des combats
Pour nous punir de sa retraite.
Gare à nous ! Au premier renfort
Et d'hommes et de pâte-nôtres,
Il dit qu'il reviendra d'abord 
Sur ses pas et puis sur les nôtres.
Capo di santa Barbara !
Et s'il s'obstine à nous poursuivre,
S'il ne nous tient pas pour rendus,… 
Français, nous sommes tous perdus,
Nous n'avons pas un mois à vivre.

 
 

Sources

BNF, 8 Ye 5496.