Prise de la Bastille (La)

Auteur(s)

Année de composition

1790

Genre poétique

Description

Dizains

Texte

Assez long-temps, des crimes politiques
On vit triompher les fureurs ;
Au mépris de nos loix, des arrêts tyranniques
Assez long-temps ont fait couler nos pleurs.
Aujourd'hui la Liberté sainte
D'un pouvoir qu'adoroit la crainte
Brise le colosse fatal :
Prêt à célébrer sa victoire,
J'attendois l'instant de sa gloire… 
Et j'obéis à son signal.

Cité brillante !… Ô théâtre paisible
Du goût, des plaisirs et des Arts !
Quelle horrible prison, de l'Étranger sensible
Dans ton enceinte afflige les regards !
La Liberté qu'elle menace
Frémit de sa hideuse masse
Et n'ose contempler ces tours
Qui, des Cieux bravant la vengeance,
Aux cris plaintifs de l'innocence
Semblent vouloir les rendre sourds.

Quoi, le François, d'un odieux caprice
A pu voir dépendre son sort !
Vertueux, il gémit dans un affreux supplice ;
Coupable, hélas ! il demande la mort.
Enchaîné sous ces voûtes sombres,
Son œil ne trouve que des ombres,
Il ne sent plus que ses malheurs ;
Une obscure et lente agonie
Du calice amer de sa vie
Lui laisse épuiser les horreurs.

Mère des loix, la justice éternelle
A-t-elle dû craindre le jour ?
À l'éclat redouté de sa gloire immortelle
On déroba cet infâme séjour.
Des ténèbres impénétrables
Qu'enferment ces murs effroyables,
De l'épaisse nuit des tombeaux,
Les Grands ont vu couvrir leurs crimes,
Le Despotisme ses victimes,
Et l'Humanité ses bourreaux.

La Liberté, lâchement outragée,
Dans un léthargique sommeil
Languissoit tristement, et n'étoit pas vengée…
Mais les destins ont marqué son réveil.
L'affreux château frappe sa vue :
À ce spectacle, vers la nue
Elle porte un œil indigné :
« Ciel ! Il surcharge encor la terre !
Ô Ciel !… Tu lances le tonnerre,
Et tes foudres l'ont épargné !

C'est donc en vain que, bienfaisant et juste,
Louis a rappellé Titus !
Quels monstres l'ont trompé ?… Comment son règne auguste
N'est-il donc pas le règne des vertus ?
Victimes de cette puissance
Qui, dépôt de sa confiance,
Devoit seconder son ardeur !
Peuples que son amour enflamme !
Remplissez le vœu de son âme,
Sachez mériter le bonheur !

Ce monument de honte, et d'esclavage,
Il subsiste encore à vos yeux !
Que sous le prompt effort d'un généreux courage
Croulent enfin ces murs injurieux.
Rompez ces fers, brisez ces voûtes ;
Ouvrez-vous les coupables routes.
De ces antres du désespoir :
Du Ciel portez-y la lumière,
Et que la tyrannie altière,
Tombe, en frémissant de l'y voir. »

À ces accens, une chaleur nouvelle
Pénètre, anime tous les cœurs ;
L'élan d'un même vœu, l'essor d'un même zèle
Déjà promet un peuple de vainqueurs.
Dans leurs rangs déjà triomphante
La Liberté, plus imposante,
Des citoyens armant le bras,
Compte, parmi ces nobles têtes,
Ses ressources par ses conquêtes
Et ses héros par ses soldats.

Son cri s'élance ; on court, on se prépare ;
De tant d'ordres désolateurs
Je vois, je vois pâlir l'exécuteur barbare ;
Chaque moment ajoute à ses terreurs.
Le glaive brille, l'airain tonne ;
Une foule ardente environne,
Assiège les murs détestés ;
Et de leur barrière impuissante
Le fer d'une bouche brûlante
Chasse les débris emportés.

Tout cède enfin, et les airs se remplissent
Du bruit de l'exploit glorieux.
Nos chants frappent le ciel, les échos applaudissent ;
La Liberté lève un front radieux.
Déjà sur ces tours étonnées
De ses enseignes fortunées
Flottent les emblèmes si chers ;
De ses bienfaits précieux gages,
De son règne éclatans présages,
Ils l'annoncent à l'univers.

Qui ai-je entendu ?… Mille mains empressées
Unissant leurs efforts vengeurs,
Brisent de ces remparts les masses renversées ;
Tout retentit, de leurs coups destructeurs.
Ces rocs dont la pesante forme
Couronnoit cet ensemble énorme
Que fuyoient nos yeux offensés,
Des revers image sévère,
Ont disparu dans la poussière
De ses fondemens dispersés.

Le jour a fui… Quel instinct me ramène
Près de ces décombres poudreux ?…
L'astre des nuits répand sa lumière incertaine !
De quels tableaux elle trompe mes yeux !
Richelieu !… Ton ombre sanglante
Moins terrible, moins menaçante
Semble errer parmi ces débris…
Ô loix du temps, ô destinées !
Par quelle puissance enchaînées
Confondez-vous tous mes esprits !

Que désormais nos pas dans cette place
Foulent un sol libre et nouveau :
Qu'en vain de ce qu'il fut on y cherche la trace ;
Qu'il soit paré de l'aspect le plus beau.
Qu'animé sous des mains savantes
Le marbre, en images touchantes,
Y consacre pour l'avenir
De Louis la gloire éternelle,
L'hommage d'un peuple fidèle,
Le bonheur qu'il sut conquérir.

Objets rians des soins de la Nature !
Du François champs délicieux !
Pour lui se flétrissoit votre aimable parure.
Le peuple libre est le seul peuple heureux.
Devait-il gémir en silence
De sa funeste dépendance,
Du criminel orgueil des rangs ?…
Du sein de sa longue misère
Sur le trône il voyait un père ;
Devoit-il souffrir des tyrans ?

 
 

Sources

BNF, Ye 4080.