À un député qui avait demandé des nouvelles de l'auteur, alors prisonnier au Luxembourg
Auteur(s)
Mots-clés
Musique
Paratexte
Texte
Après dix grands mois et demi
De la plus cruelle agonie,
Est-il vrai ? Suis-je encore en vie
Dans la mémoire d'un ami ?
On m'apprend, sur la rive sombre,
Où j'ai pu me croire perdu,
Que le langage de mon ombre
De ton cœur peut être entendu.
Quoi ! Malgré la terreur qu'inspire
La contagion du malheur,
L'air empesté que je respire
Ne m'aurait point fermé ton cœur !
Las ! Je craignais que dans son onde
Le Léthé ne m'eût su noyer,
Et je n'eusse osé t'envoyer
Des nouvelles de l'autre monde.
Apprends du moins que ton ami,
Digne de toi par son courage,
Oppose au destin qui l'outrage
Le calme d'un cœur affermi.
Sous les douleurs, mon cœur chancelle ;
Captif, exténué, souffrant,
J'ai de mon génie expirant,
Gardé pourtant une étincelle.
Vos lois, vos travaux, vos succès,
Je les ignore, et j'en soupire ;
Des privations c'est la pire,
Pour un républicain français.
Mais contre une patrie ingrate,
Mou cœur ne sait point murmurer :
Pour elle il faut tout endurer,
Jusqu'à la coupe de Socrate.
D'Ovide, aux bords du Pont-Euxin,
La muse lamentait sans cesse :
Mais l'âme qui bat dans mon sein
N'admettra point cette bassesse.
De nos jours, Lagrange-Chancel,
Dont la Bastille aigrit la bile,
Sur Philippe versa le sel
D'une satire indélébile.
Ce sel âcre est peu de mon goût :
Je déteste les libellistes,
Et j'éviterai jusqu'au bout
Les Philippiques et les Tristes.
Bien loin de quereller les dieux,
Je me résigne et sais me taire :
Ma devise est qu'il vaut bien mieux
Souffrir le mal que de le faire.
Et pourquoi se laisser dompter
Par l'infortune continue ?
Le poids d'un fardeau diminue
Pour quiconque sait la porter.
Jusqu'à me ravir l'existence,
On peut pousser l'iniquité ;
On ne peut de ma conscience
Me ravir la sérénité.
Amis, plaignons ceux qui gouvernent !
Hommes sujets à se tromper,
Il est bien rare qu'ils discernent
Ceux que leur glaive doit frapper.
Tel, pour eux donnerait sa vie,
Qui se voit opprimé par eux…
Grand Dieu ! Veille sur ma patrie,
Et que je sois seul malheureux !
Tel est, ami, le vœu sincère
Qu'au Ciel j'adresse, à chaque instant ;
Et s'il exauce ma prière,
Qu'on m'immole, je meurs content.
Mais tu veux encor que je vive
Pour les muses, pour l'amitié ;
Tu veux même que je t'écrive :
Quel temps serait mieux employé ?
Du noir Tartare que j'habite
Le tableau pourrait t'effrayer ;
Mais j'aimerais mieux t'égayer
Des ridicules du Cocyte.
Oh ! Qu'on ferait de ce séjour
Une bonne caricature !
Nous en rirons, je te le jure,
Si jamais je reviens au jour.
Tu me verras toujours le même,
Sans fiel contre mes ennemis,
Aimant avec un zèle extrême
Et les beaux-arts et mon pays.
Tu me verras… mais je me trompe ;
Oui, j'entends la cloche sonner :
Pardon, ami ! C'est le dîner ;
Il faut qu'ici je m'interrompe.
Tu ris… mais quoi ! tu ne sais pas
Qu'on fait, en ces tristes demeures,
Un seul repas en vingt-quatre heures ;
Et Dieu sait encor quel repas !
La lugubre cloche m'invite
Moi neuf-centième, à ce festin :
Malgré moi, je finis bien vite ;
Adieu ! Je vais… mourir de faim.
Ce banquet, par trop laconique,
N'offre qu'un trait intéressant :
C'est qu'on y porte, en finissant,
La santé de la République.