Vers sur les dissensions des gens de lettres

Année de composition

1798

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Mots-clés

Paratexte

Texte

Le mal qu'on dit d'autrui ne produit que du mal ;
Maint poète aveuglé d'une telle manie
En courant à l'honneur trouve l'ignominie.
Boileau, Sat. 7

Quel funeste délire égare les auteurs ?
Quel démon sème entre eux les jalouses fureurs ?
Les chansons, les pamphlets, les noires épigrammes
Versent à flots pressés leur venin dans les âmes.
On n'entend que les cris de l'auteur offensé,
Ou les ris indécents de ceux qui l'ont blessé.
Des droits les plus sacrés sans égard on se joue ;
On blâme sans justice, et sans justice on loue.
Qu'il ait tort ou raison, malheur au moins hardi :
Plus le trait est mordant, plus il est applaudi.
De journaux en journaux l'épigramme circule :
Si l'on ne donne un vice, on donne un ridicule.
L'âge, l'état, le sexe, on profite de tout :
On immole à la fois l'honneur et le bon goût ;
On trouble le repos de l'heureuse famille :
L'honnête homme frémit, le satirique brille ;
Le désœuvré s'amuse ; et l'auteur courroucé
Repousse avec fureur le trait qui l'a percé.

Dieu des vers, est-ce ainsi que l'on doit au Parnasse
De la fraternité suivre la douce trace ?
Est-ce ainsi que l'on doit, sans pudeur, sans pitié,
Consacrer son talent à son inimitié ?
Verra-t-on plus longtemps les favoris des Muses
S'abaisser, pour se nuire, aux intrigues, aux ruses ;
Tour à tour triomphants, tour à tour avilis,
Payer de leur honneur le droit d'être haïs ?
Verra-t-on plus longtemps des héros de collège
Porter sur le mérite une main sacrilège ?
Jeunes fous, au hasard l'un par l'autre excités ;
Rivaux, non en talents, mais en méchancetés.
Juste ciel ! Que fera dans ce chaos horrible
L'auteur honnête et fier, l'âme pure et sensible ?
Comment, faible roseau, par tous les vents battu,
Pourra-t-il se soustraire au malheur d'être vu ?
Ira-t-il, rabaissant son âme magnanime,
Pour désarmer la main du censeur anonyme,
Dans un avant-propos sollicitant la paix,
D'avance demander pardon de ses succès ?
Ira-t-il, dévorant un mépris inutile,
Son ouvrage à la main, d'un air humble et tranquille,
De son propre ennemi mendier la faveur
D'être, dans un journal, cité sans déshonneur ?
Devra-t-il, accueillant des compliments perfides,
Sourire avec douceur à des êtres avides
Tout prêts à le punir à son moindre faux pas
Des succès qu'il obtient et de ceux qu'ils n'ont pas ?
Sont-ce là les devoirs que le mérite impose ?
Et doit-on s'avilir pour être quelque chose ?…
Que dis-je ? Ce moyen même est insuffisant :
On n'est point excusé quand on a du talent.
Dans ce siècle de fer, la haine a ses apôtres :
Désarmez un jaloux, il en renaît dix autres.

Si l'on pouvait au moins se dire : « Mes écrits
Plairont suivant les goûts et suivant les esprits.
Ce qui déplaît à l'un, souvent l'autre approuve :
Chacun me jugera d'après ce qu'il éprouve » ;
Mais non ; les passions, les haines, les propos
Décident des beautés ainsi que des défauts.
L'esprit de parti blâme ou prône chaque page :
C'est l'auteur que l'on juge et non pas son ouvrage,
Malheur, malheur à lui, si sa noble franchise
Au mérite réel ne souffre pas qu'on nuise !
Malheur, malheur à lui, si, plein de ses travaux,
Il n'a applaudi de prétendus bons mots !
De l'orgueil offensé la vengeance est affreuse.
La critique sans nom, l'épigramme haineuse,
D'un nuage de maux environnent son front :
À chaque pas qu'il fait, il croit voir un affront.
L'éloge, le regard lui semblent ironiques :
Pour son cœur ulcéré tout se change en critiques ;
Et pour comble de maux, par lui-même trompé,
Il presse bien souvent la main qui l'a frappé.

Je vous entends, censeurs, qui sermonnez les autres :
Fermez dans nos revers et faibles dans les vôtres,
Je vous entends répondre avec tranquillité :
« À quoi cet excès de sensibilité ?
Le dédain, le mépris est une arme si sûre !
Elle frappe, à la fois, la haine et l'imposture ».
Eh ! Qui peut ignorer ces tristes vérités ?
Mais ne les dites point aux auteurs agités.
Ce n'est pas dans l'accès d'une fièvre brûlante
Que la raison élève une voix consolante.
Oui, le mépris arrive et la douleur se perd ;
Mais ce mépris ne vient qu'après qu'on a souffert.
La sensibilité du génie est la source ;
Elle ne peut rester au milieu de sa course.
On sent également la peine et le plaisir :
Qui jouit du succès, du revers doit souffrir.

Je vous entends encore avec emphase dire :
« Si vous avez bien fait, cela doit vous suffire.
La postérité seule a droit de vous juger :
C'est elle des jaloux qui saura vous venger. »
Oui, l'auteur dévoré du désir de la gloire,
Aime à se croire inscrit au temple de mémoire ;
Mais cet espoir flatteur, démenti si souvent,
Guérit du mal futur et non du mal présent.
L'innocent accusé que son cœur justifie,
N'en sent pas moins le coup qui l'arrache à la vie.
La chimère un instant peut élever la voix ;
Mais la réalité ne perd jamais ses droits.
Et quand il serait vrai qu'un talent véritable
Assurât au poète une gloire durable,
Serait-ce une raison pour troubler ses succès ?
N'est-il donc que les sots qui puissent vivre en paix ?
Le talent serait-il un trésor si funeste
Qu'il fallût l'acheter au prix de tout le reste,
Sous le prétexte vain qu'en dépit des jaloux
Nous serons applaudis deux siècles après nous ?…

Étrange aveuglement de la délicatesse !
On rougirait d'aller, même dans la détresse,
Dérober à l'auteur un or peu précieux ;
Et le prix attendu d'un travail glorieux,
Ses succès, son bonheur, son trésor véritable,
On vient les lui ravir, sans se croire coupable !
Un homme, bien souvent, sensible, généreux,
Que l'on vit s'attendrir aux pleurs du malheureux,
Imprime de sang-froid la méprisable injure,
Et se rit des tourments qu'il cause à l'âme pure.
Oui, je redoute moins cet être réprouvé,
Au vice, par besoin, dès l'enfance élevé,
Qui, menaçant mes jours, aveugle en sa furie,
Me dérobe un métal nécessaire à sa vie.
De lui je sais, au moins, qu'il faut me garantir ;
Il est au moins des lois qui sauront le punir.
Je ne le verrai pas, tranquille avec audace,
En public, devant moi, venir prendre sa place,
Offrir aux traits malins du railleur ignorant
L'offensé confondu, l'offenseur triomphant.
Cet or qu'en risquant tout il parvient à me prendre
Mon travail, mon ami, peut au moins me le rendre ;
Mais qui me défendra du trait empoisonné
Que loin de moi me lance un jaloux effréné !
Qui punira l'auteur d'une indigne satire,
Sûre d'être approuvée alors qu'elle a fait rire ?
Quelle puissante main remettra sur mon front
Ce calme de l'honneur toujours exempt d'affront ?
Qui me garantira du souvenir perfide,
Du découragement, du chagrin homicide ?
Qui me rendra ces jours perdus en vains travaux,
Ces nuits que le bonheur destinait au repos ?…
Voilà ce que dira, dans sa juste colère,
L'honnête homme indigné contre un lâche adversaire ;
Voilà ce qu'il dira, maudissant dans son cœur,
Cent fois le jour, l'instant qui le rendit auteur.

Laissez, s'écrira-t-on, un fardeau si terrible.
Eh ! Qui ne l'eût pas fait, s'il eût été possible ?
Quel est l'infortuné, blessé dans son enfant,
Qui n'ait formé cent fois ce projet décevant ?
Quel est l'auteur troublé qui, dans son amertume,
Entre ses doigts tremblants n'ait écrasé sa plume ?
Vain espoir ! La Nature est plus forte que lui ;
Elle élève la voix, et la raison a fui.
Sa verve se rallume aux transports de sa rage ;
Sans le savoir lui-même, il reprend son ouvrage.
Ce charme que l'on sent, que l'on n'explique pas,
Jusques dans ses revers lui montre des appas.
À l'oubli destructeur il les préfère encore :
Il conçoit qu'on l'outrage et non pas qu'on l'ignore :
Son cœur est plein encor de ses tourments divers ;
Mais l'espoir d'un succès guérit de cent revers.
Envieux des talents, ennemis de la gloire,
Vous pouvez à l'auteur arracher la victoire ;
Vous pouvez dans son cœur, ouvert aux passions,
Porter à chaque instant mille agitations ;
Vous pouvez contre lui tourner ses propres armes :
Peut-être vous pourrez faire couler ses larmes ;
Mais vos efforts jaloux ne sauraient lui ravir
Le bonheur de créer et le don de sentir.

Il en est cependant des censeurs respectables,
Étrangers au plaisir de nuire à leurs semblables,
Dont le jugement pur, dont la sage équité
Donne à chaque talent ce qu'il a mérité.
Il en est cependant dont la critique sûre,
Noble et brillant fanal de la littérature,
Porte dans les esprits le jour de la raison,
Et fait, à chaque ligne, une utile leçon.
Il en existe aussi des auteurs impassibles,
Aux traits calomnieux, malgré tout, insensibles,
Qui par le froid dédain, ou le ris de pitié,
Confondent noblement la lâche inimitié.
Il en est, et ceux-là sans doute sont les sages,
Qui couronnent leurs fronts du laurier des outrages ;
Qui, de l'oppression jaloux d'être l'objet,
S'élèvent en raison des affronts qu'on leur fait.
Ô noble sentiment, viens épurer mon âme !
Embrase mes esprits de ta céleste flamme !
Déjà tu m'enhardis, bravant le préjugé,
À défendre les droits de mon sexe outragé.
Un plus noble désir vient exciter mon zèle :
Je ne viens plus m'armer pour ma propre querelle :
Auteurs, ma faible voix vient appeler sur vous
Cette sainte union que vous désirez tous.
Cessez, cessez enfin de porter au Parnasse
L'épigramme odieuse, ou la sombre menace ;
Cessez, cessez enfin d'applaudir lâchement
À l'art pernicieux de faire un vers méchant.
L'esprit n'est pas en vous tout ce que l'on souhaite :
Il faut être honnête homme avant d'être poète.
Qu'importe le talent, s'il cache un cœur gâté ?
Qu'importe un nom connu, s'il devient détesté ?
L'art de blesser n'est pas un art si difficile.
N'est-on pas tous les jours piqué par un reptile ?
Qui veut toujours frapper, doit atteindre souvent :
La haine a ses hasards ainsi que le talent.
Ah ! Qu'un lien sacré désormais vous rassemble ;
Il est si doux d'aimer et d'admirer ensemble !
Unissez vos efforts, unissez vos lauriers ;
Que la fraternité rentre dans vos foyers ;
Et s'il s'élève encor quelqu'être méprisable,
Qui du malheur d'autrui se fasse un jeu coupable,
Chassez de votre sein cet être vicieux ;
Que le nom de méchant le poursuive en tous lieux :
Que, seul dans l'univers, abreuvé d'amertume,
Le remords le déchire, et l'ennui le consume ;
Que la main d'un ami sensible et généreux,
À ses derniers moments ne ferme point ses yeux ;
Qu'il rende, en frémissant, sa dépouille à la terre,
Et qu'en horreur à tous, sa tombe solitaire,
De sa punition éternel monument,
Ne s'humecte jamais des pleurs du sentiment !

Mais qu'ai-je dit ? Bellone a suspendu ses armes ;
L'espoir consolateur vient essuyer nos larmes :
Au bonheur d'exister tous les cœurs sont ouverts ;
Verra-t-on des Français se haïr pour des vers ?
Non, j'en ai pour garant des nations entières :
Un peuple de vainqueurs est un peuple de frères.
L'art qui doit célébrer tant d'illustres héros
Ne s'avilira plus par de lâches bons mots.
Il laissera la haine aux âmes ordinaires ;
Nous avons un Achille, il nous faut des Homère ;
Et ce n'est pas du sein de l'animosité
Que le talent s'élève à l'immortalité.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an VII de la République française, Paris, Louis, an VII, p. 89-97.