Au Citoyen Bonaparte, Premier Consul de la République française
Mots-clés
Paratexte
Texte
Certain aveugle du Parnasse,
Ô Bonaparte ! Ose t'écrire en vers.
Ce n'est pas qu'emporté par une folle audace,
Il veuille célébrer tes triomphes divers ;
Ce sujet demande un Horace
Par qui ta gloire vive autant que l'univers :
Il vient se plaindre à toi, dans sa douleur profonde,
D'un boulanger que Dieu confonde.
Je lui dois, il est vrai, depuis quatre saisons,
Toujours réduit à lui promettre ;
Et ma taille, à peu près d'un mètre,
Est déjà pleine de sillons.
Mais l'Arabe, aujourd'hui, pressant comme un corsaire,
M'a décoché ce trait de son mépris :
« Allez, vous sentez trop votre fonctionnaire,
Ce n'est plus pour vous que je cuis. »
D'où naissent, s'il vous plaît, ces rigueurs importunes ?
Je ne le laisse point un seul mois dans l'oubli ;
Est-ce ma faute à moi, s'il faut trois pleines lunes
Pour former un mois accompli.
Pourquoi s'apostropher d'un sarcasme incivique ?
Contre des mois si longs, c'est à moi de crier ;
Mais, puis-je dire à la caisse publique
De changer son calendrier ?
Il est plaisant ce boulanger farouche,
Qui ne sourit que les jours de paîment ;
Et qui permet que mon malheur le touche,
Quand il a touché mon argent.
Jeune et sage héros, ne crois pas que je raille,
Je serais homme à t'envoyer ma taille.
Dans la douleur qui m'accable aujourd'hui,
Je m'adresse au Consul suprême ;
Eh bien ! J'écrirais à Dieu même,
Si la poste allait jusqu'à lui.
Pardonne, cependant, au trouble qui m'égare.
Ma muse est à tes pieds, sauve moi du danger,
Elle t'offre un remède et simple et non bisarre,
C'est de payer mon boulanger.
Sources
Œuvres d'Avisse, aveugle, membre de l'Institution des aveugles-travailleurs, Paris, Imprimerie du Musée des Aveugles, 1803, p. 19-21.