Dialogue entre un poète et Calliope

Année de composition

v. 1798

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Paratexte

Pièce en vers composée pour la conquête de l'Égypte, et lue à l'Institut du Caire devant le général Bonaparte

Texte

Calliope :

Quoi ! L'Égypte est soumise, et par aucun poète
Elle n'est célébrée, et leur lyre est muette !
Quoi ! Les exploits récents des favoris de Mars,
Qui de l'Europe entière ont fixé les regards,
N'égalent-ils pas bien la brillante chimère
Des exploits fabuleux si vantés par Homère ?
Achille, Ajax, Ulysse et tant d'autres héros
Valoient-ils Bonaparte, et nos fiers généraux,
Nos Desaix, nos Kléber, dont le puissant génie
A vaincu les Germains, l'Égypte, et l'Ausonie ?
Et comment se peut-il qu'à votre verve encor
Des exploits si brillants n'aient pas donné l'essor ?

Le poète :

Eh bien ! Muse, parlez, que faut-il que je fasse ?

Calliope :

Un poëme héroïque.

Le poète :

Un poëme ! Oh ! De grâce,
Ne me supposez pas la folle ambition
D'égaler en son vol le chantre d'Ilion.
Bonaparte en sa course est déjà loin d'Achille ;
Moi, je me traîne encor sur les pas de Virgile.
Les progrès dans notre art sont lents et périlleux :
Pégase, on nous le dit, peut nous porter aux cieux,
Il peut nous élever au faîte de la gloire ;
Mais son vol n'atteint pas le vol de la victoire.
Les Muses, je le sais, amantes des Français,
Doivent des vers brillants à leurs brillants succès ;
Mais que leurs chants divins même à Paris sont rares !
Que des sons immortels leurs lyres sont avares !
Et quel peuple offrez-vous d'ailleurs à mes pinceaux ?
Des tyrans forcenés qui gouvernoient des sots,
Des hordes pour le vol dans la plaine embusquées,
Des imans, des muftis, qu'infectent leurs mosquées,
Des tombeaux de santons, et de tristes bazards[sic]
Où régnoient les palais conquis par les Césars :
De ces palais détruits par l'âge et les rapines
Qu'un autre en vers pompeux exhume les ruines ;
Moi, je veux épargner mes lecteurs, si je puis,
Leur sauver de mes vers les lyriques ennuis :
De ma foiblesse enfin j'ai trop su me convaincre ;
Moins habile à rimer que Bonaparte à vaincre,
J'imite de Conrard le silence prudent.

Calliope :

Eh bien ! Reste ignoré ; d'autres vont cependant
Obtenir le succès que j'offre à ton audace.

Le poète :

On n'en obtient aucun sans l'aveu du Parnasse,
Et l'on n'éblouit pas mes frères les auteurs.
Je pourrois, je le sais, en vers complimenteurs
Comme un autre montrer la gloire toujours prête
À guider mon héros de conquête en conquête,
Lui comparer la foudre, ou les fougueux torrents,
Ou les fleuves féconds, ou les feux dévorants ;
Je pourrois enlacer dans sa verte couronne
L'olivier de Pallas aux lauriers de Bellone ;
Je sais bien qu'en semant de ces fleurs à foison,
On peut sans goût, sans art, sans style et sans raison,
S'ériger en poëte, en historiographe,
Et même à la rigueur se passer d'orthographe :
Ne tient-il qu'à cela, ne faut-il que rimer,
De mon grossier encens je vais tout enfumer ;
Mais quel sera le prix de ma folle incartade ?
Mes vers enregistrés bientôt dans la Décade,
Ou du Courier d'Égypte ornant les numéros,
Iront se présenter aux yeux de nos héros,
Qu'on verra, se moquant de leur peu d'énergie,
Faire, pour allumer leur pipe ou leur bougie,
De ces vers innocents le triste autodafé,
Ou bien y renfermer leur sucre et leur café.

Vous me parlez d'Homère et vous m'offrez sa lyre ;
Mais ses héros, créés dans son brûlant délire,
De son cerveau fécond sortirent tout armés ;
Au lieu que nos Français, déjà très renommés,
Ne devront point leur gloire à ma verve indiscrète :
Ici c'est au héros à créer le poëte
Qui ne doit point bâtir de fabuleux récits ;
Il faut qu'il soit des faits l'historien précis,
Et nous, enfants bercés dans nos erreurs aimables,
Nous aimons les hochets et le sucre des fables ;
Nous voulons au mensonge avec dextérité
Donner à force d'art un air de vérité :
Ici c'est le contraire, et je vois, plus j'y songe,
Que c'est la vérité qui ressemble au mensonge,
Toujours la vérité, je n'en pourrai sortir :
En louant nos Français comment puis-je mentir ?

Calliope :

Vaine et frivole excuse, arme de la foiblesse,
Ou plutôt d'une lâche et coupable paresse !
Que parlez-vous ici de ces vers languissants
Où la louange exhale un narcotique encens,
Et débite aux héros cent sottises vulgaires ?
Il s'agit bien ici vraiment de ces misères.
Voyez le Camoëns, cet enfant d'Apollon,
Qui du Tage autrefois vola vers l'Hélicon ;
S'il a pu moissonner sous le brûlant tropique
La palme dont ma main ceignit son front épique,
Quelle moisson de gloire attend au mont sacré
Celui qui chantera d'un vers plus inspiré
Le héros triomphant des têtes couronnées,
Qui traverse des mers les routes étonnées !
Malte sur son passage a frappé ses regards,
Et Malte à son pouvoir a soumis ses remparts ;
De cette isle domtée[sic] il part, il vient descendre
Dans ces murs honorés du grand nom d'Alexandre,
Les subjugue à l'instant, traverse les déserts,
Brave à la fois les feux et du sable et des airs,
Triomphe de la soif, et court aux pyramides
Attaquer, foudroyer tous ces vautours avides
Qui, nourris au milieu des antiques tombeaux,
D'un État déchiré partageoient les lambeaux :
Voilà de grands succès, des combats héroïques
Dignes d'enfler les sons des trompettes épiques ;
Voilà de grands projets hardiment enfantés,
Et bien plus hardiment encor exécutés.
Voulez-vous à présent de sa vaste entreprise
Présenter les effets ; c'est l'Égypte conquise,
C'est Londres, qui frémit de ces succès frappants,
C'est l'Europe, l'Asie, et l'Afrique en suspens,
Observant cette époque en prodiges féconde,
Où du sort des Français dépend le sort du monde ;
C'est le Caire, où déjà brillent de toutes parts
L'étude, et l'industrie, et la gloire, et les arts ;
C'est Aboukir enfin, ce fort où de Bysance[sic]
S'est au gouffre des flots englouti l'espérance,
Monument des grands coups qu'un héros sut porter :
Voilà, voilà pour vous un sujet à chanter,
Où votre art trouvera cent richesses nouvelles,
Si vous savez les voir et vous emparer d'elles.

Le poète :

J'en conviens, ce sujet sans doute est des plus beaux ;
Mais suffit-il ce choix d'un sujet, d'un héros,
Et ne faut-il donc pas encore en nos poëmes
Intéresser du Ciel les puissances suprêmes ?
Aux moindres des combats célébrés par notre art
Tous les dieux autrefois accouraient prendre part ;
Mars protégeoit Hector, Vénus sauvoit Énée,
Jupiter d'un regard fixoit la destinée ;
Mais quels dieux à mes vers par leurs soins superflus
Donneront un crédit qu'eux-mêmes ils n'ont plus ?
Par-tout l'homme éclairé les méprise, ou les fronde,
On ne veut plus du tout qu'ils gouvernent le monde :
L'arme de Jupiter contre nous irrité,
Le tonnerre, n'est plus que l'électricité ;
Le reprend-il encor pour nous réduire en poudre,
L'aiguille de Franklin lui dérobe sa foudre :
Phébus ne descend plus dans l'humide séjour;
Pour nuancer son arc Iris aux feux du jour
En déroboit l'azur, le pourpre, et l'émeraude ;
Mais depuis que le prisme a dévoilé sa fraude,
Iris n'est qu'un nuage éclairé du soleil :
Les larmes de l'Aurore, à son charmant réveil,
Ne sont que la rosée ; et l'oiseau dont les ailes
S'étendent pour semer en tous lieux les nouvelles,
Qui, timide en naissant, bientôt audacieux,
De ses pieds touche à terre, et de son front aux cieux,
Qui répand tous les bruits que l'univers répète,
La Renommée enfin n'est plus que la gazette.
Où retrouver enfin nos déités des bois ?
Ceux qui de la Nature interprètent les lois
Ne nous en parlent point ; Monge en ses promenades
Jamais sous leurs berceaux n'apperçut[sic] les dryades
Et jamais Berthollet, l'alambic à la main,
N'invoqua Trismégiste, ou Mercure, ou Vulcain :
De notre Panthéon la gloire est bien ternie.

Calliope :

Eh ! Qu'importe sa gloire aux élans du génie ?
On n'attend plus des dieux tous ces prodiges vains ;
Et l'heureux droit d'en faire appartient aux humains,
Sur-tout à vos Français qu'irritent les obstacles :
C'est l'héroïsme seul qui fait les vrais miracles.
Voyez vos généraux guider dans les combats
Toutes ces légions d'intrépides soldats ;
Voyez se déployer ces bandes intrépides,
Ces bataillons épais qui, près des pyramides,
Marchent à l'ennemi dans un ordre effrayant ;
Voyez-les affronter le bronze foudroyant,
Du plomb sifflant sur eux la grêle meurtrière,
De leurs rangs à la mort opposer la barrière,
Et bientôt élancés, le mousquet à la main,
En des routes de feu se frayer un chemin :
Peignez dans ces combats leur fougue valeureuse ;
Mais ne peignez pas moins la pitié généreuse ;
Montrez par le succès Bonaparte calmé,
Et qui déjà pardonne au vaincu désarmé,
Tandis qu'au loin du bronze, organe de la gloire,
La foudroyante voix proclame sa victoire :
Peignez ces faits brillants, vos vers seront fameux.

Le poète :

Oh ! Que puissent mes vers être illustres comme eux !
J'en conviens avec vous, tous les héros antiques
N'ont jamais déployé des cœurs plus héroïques :
Mais autrefois du moins ces illustres guerriers
Mêloient un brin de myrte à leurs nombreux lauriers ;
Parfois, quittant Bellone, ils sourioient aux Grâces,
Ils laissoient aux Amours détacher leurs cuirasses ;
Ils soupiroient en paix, dans un doux abandon,
Pour Hélène ou Circé, pour Armide ou Didon ;
Après de longs combats, ces tendres aventures,
Des foiblesses du cœur ces naïves peintures,
Font goûter aux lecteurs, qu'ont lassés tant d'assauts,
Un charme attendrissant et des plaisirs nouveaux.
Voyez ces preux héros pleins de vertus chrétiennes,
Que le Tasse enflamma pour d'aimables païennes,
Faire de doux péchés ample collection,
Puis à leur saint hermite avec componction
Marmotter à genoux leurs humbles patenôtres.
Oh ! Si l'Église avoit choisi pour ses apôtres
Ces objets séducteurs que tant de froids sermons
Ont traités si souvent de pièges des démons,
Combien leur dogme aimable eût fait de prosélytes !
Que ces prêtres charmants auroient eu d'acolytes !
Mais, ce culte excepté tout autre se corrompt :
L'alcoran passera, les houris resteront.
Oui, ce doux sexe à tout prête un charme suprême ;
Bien ne peut s'en passer, mais sur-tout un poëme.
Or, dans le grand sujet que vous me proposez,
Quelles tendres beautés ; parlez, si vous l'osez,
Pourront sous mes crayons obtenir une place ?
La Syrie en offrit aux doux pinceaux du Tasse ;
Mais dans le Caire, oh ciel ! Mais sur les bords du Nil,
Des Armides, parlez, où s'en rencontre-t-il ?
Et quels Renauds voudront de mes enchanteresses ?
Me pourront-ils jamais pardonner leurs caresses ?

Calliope :

Pensez-vous qu'autrefois Solyme ait dans son sein
Renfermé de beautés un plus brillant essaim ?
Le Tasse les créa ; c'étoient des fleurs épiques
Que son talent semoit dans les champs poétiques :
Elles croissent en foule, au lieu que trop souvent
L'heureux choix d'un sujet peut manquer au talent.
Eh bien ! À vos pinceaux il s'offre, il vous présente
L'Égypte subjuguée et sa scène imposante :
Témoin de tant d'exploits, osez les publier.

Le poète :

Oui ; mais à ces hauts faits il faut encor lier
D'imposants souvenirs, et fouillant les décombres
De cette antique Égypte, en réveiller les ombres ;
Creuser ces fondements, souterraines cités,
Par tant de morts fameux ces palais habités ;
Revoir Thèbe[sic] et Memphis, et son vieux labyrinthe,
Des pas du Temps sur eux interroger l'empreinte ;
Songera ces déserts qu'ont franchis les Hébreux :
L'imagination les traverse avec eux,
Des mers avec Moïse elle surprend les ondes,
Et s'élance avec lui dans leurs routes profondes ;
Dans l'aride Libye elle interroge Ammon ;
Elle revoit le Nil et son riche limon
Aux remparts de Peluse, où du fameux Pompée
Par le fer assassin la trame fut coupée ;
Sur ce sol inspirant que d'antiques leçons,
Que de grands souvenirs enflammeroient mes sons !
Là fut Alexandrie, où les arts et la guerre
Vinrent accumuler les trésors de la terre,
Où Philadelphe, épris des talents, des vertus,
S'entoura de Conon, d'Hipparque, d'Aratus,
Des Apollonius et des Aristophanes,
Où du grand Alexandre ont reposé les mânes,
Où son génie, amant de l'immortalité,
A conduit Bonaparte et ne l'a point quitté ;
Aboukir le prouva : venez, peintres, poètes,
Saisissez vos crayons, vos lyres, vos palettes ;
À vingt mille Ottomans opposez pour rivaux
Nos trois mille Français. Quels prodiges nouveaux
Vont signaler bientôt tous ces cœurs intrépides !
Songez à Rivoli ; songez aux pyramides ;
Français, voici l'instant … Mais que vois-je, soldats ?
Quoi ! Vous qu'ont signalés tant d'illustres combats,
Vous cédez ! Ah ! Voyez la victoire qui vole,
Qui voit, qui reconnoît son favori d'Arcole :
Il paroît, son audace enflamme tous les cœurs ;
Ceux qu'on croyoit vaincus déjà sont les vainqueurs ;
Déjà, près du héros se ralliant en foule,
L'armée à flots pressés se précipite et roule,
Inonde ces fossés, retranchements profonds
Qu'opposoit la frayeur à ses fiers bataillons,
Et déjà, précédé par la pâle déroute,
Le fer ivre de sang s'ouvre une large route ;
Tout fuit, et dans les flots s'élance avec horreur
La foule des vaincus hurlante de terreur ;
Et de l'avare mer les gouffres pleins de joie,
Se refermant sur eux, ont englouti leur proie.

Calliope :

À merveille ! À ces traits je reconnois le ton
D'un poète qu'inspire et Virgile et Milton.
Poursuivez.

Le poète :

Ah ! Mon cœur à ses transports se livre ;
D'espérance et de joie il s'échauffe, il s'enivre.
Victoire d'Aboukir, à nos Français un jour
Tu rendras le héros objet de notre amour ;
Du bonheur qui pour vous n'ose pas luire encore,
Français, cette victoire est la sanglante aurore.
Ils vont passer enfin les jours de la douleur ;
L'Égypte vers Lutèce enverra son vainqueur :
Je lis dans l'avenir, il m'inspire, il me presse :
Quels cris lance à Fréjus la publique alégresse[sic] !
Il reparoît ; c'est lui que fixent tous les yeux,
Qu'attendent tous les cœurs, qu'appellent tous les vœux,
Qui de l'État bientôt soutiendra la balance,
Qui saura déposer les tonnerres qu'il lance
Pour ouvrir les trésors de la prospérité,
Ces sources de richesse et de fécondité
Que toujours le génie en sa marche dispense ?
Le bonheur des Français sera sa récompense.

 
 

Sources

BNF, Ye 29581. (Poésies diverses composées en Égypte, en Angleterre et en France, Paris, Imprimerie Didot L'Aîné, an XII, p. 25-34).