À Madame de Q..., ancienne amie de ma femme

Auteur(s)

Année de composition

1789

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Paratexte

Paris, 16 Juillet 1789

Texte

Vainement à celle que j'aime,
On peignait ici l'amitié.
« Ce que j'entends me fait pitié :
Non, ce n'est point l'amitié même ;
C'est un fantôme assez joli
Qui trompe avec un art extrême,
Et trahit d'un ton fort poli. »
Ainsi parlait celle que j'aime ;
Et de sa déité suprême
Elle me traça le portrait.
J'ai bien retenu chaque trait :
Je vous vois, c'est l'amitié même.
C'est cette gaîté sans excès,
C'est cet esprit fin sans apprêts,
Cette vivacité charmante,
Cette âme tendre et confiante,
Et ce front pur, et ces beaux yeux,
Et ce souris délicieux
Qui nous attire et nous enchante.
Mais, aimable divinité !
À peine encor je vous ai vue,
À peine, à vous voir, j'ai goûté
Cette innocente volupté,
Au bon Paris trop inconnue :
Par vous ce Paris est quitté !
Vous partez, la riche Neustrie
Vous rappelle en ses heureux bords.
Allez y conter nos efforts
Pour l'honneur et pour la patrie,
Pour cette noble liberté,
Aux François trop longtemps ravie ;
Racontez-y la perfidie,
Les vains complots, l'absurdité
De l'aveugle aristocratie,
Et son projet tant médité,
En un moment déconcerté ;
Contez cet instant mémorable
Où le plus affreux des séjours[1],
Malgré ses foudroyantes tours,
A perdu le nom d'imprenable…
Mais à tous ces récits sanglants,
Mêlez une plus douce image :
Dîtes que sur ce beau rivage
Vous vites deux époux amants
En dépit de l'ancien usage.
Tout change ici de notre temps ;
Et peut-être au prochain voyage,
Verrez-vous ce Paris volage
Tout repeuplé de cœurs constants.

  1. ^ La Bastille, prise le 14 juillet
 
 

Sources

Almanach des Muses de 1790, ou Choix des poésies fugitives de 1789, Paris, Delalain, 1790, p. 81-82.