Ode sur la fondation de la République

Auteur(s)

Année de composition

1801

Genre poétique

Description

Sizains

Paratexte

Note préliminaire

L'auteur n'a point pris son sujet dans les circonstances, il l'a considéré comme le résultat de la marche des siècles et des lumières. Tel est le dessin philosophique de ce poème. Il emprunte son coloris d'une fiction épique. Le destin révèle l'avenir à la Déesse de la Liberté, qui parcourt l'univers, contemple les divers monumens de son culte, et évoque les ombres de ses héros qu'elle appelle à de plus hautes destinées.
De là l'occasion de retracer les principes, les causes, les effets et la marche de la liberté sur le globe.
La draperie poétique revêt ici un corps de vérités politiques. Si l'auteur a rompu toutes les liaisons de ce plan, il a obéi au précepte du législateur du Parnasse, qui dit en parlant de l'ode :
Son style impétueux souvent marche au hasard,
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.

Texte

« Épanchant à flots d'or sa lumière éternelle,
De l'astre créateur la sphère paternelle,
Des mondes attentifs régit le mouvement ;
Tandis qu'échevelée et d'une aile inégale,
La comète fatale,
Dans l'espace désert traîne l'embrasement.

En torrens orageux le courroux des Hyades
Précipite souvent les bruyantes Nayades,
Et de Cérès en pleurs engloutit le trésor ;
Mais du germe voilé par le sillon avide
L'espérance timide,
Prépare des épis le bienfaisant essor.

Ainsi d'un noir tyran l'homicide menace,
Et d'un peuple effréné la sacrilègeSacrilège, lorsqu'il attaque ses lois audace
Ne sauraient enchaîner ton vol impétueux ;
Par de nouveaux bienfaits tu venges tes outrages
Et du sein des orages,
Ton astre, ô Liberté ! Sort plus majestueux.
Ô Vierge ! Entends ma voix : la céleste balance
Aux sceptres consternés annonce ta présence :
Va ! Règne avec Thémis sur les trônes vaincus !
D'un nouvel âge d'or auguste avant-courière,
Féconde la carrière
Où s'illustre en courant la race de Francus.

Moi, de tes premiers pas j'affermirai la gloire.
Des tems évanouis ranimons la mémoire !
Un siècle entassera leurs prodiges épars. »
Il dit ; et se plongeant dans de sombres nuages ?
Le souverain des âgesLe Destin, le plus grand des dieux, élevé au-dessus de Jupiter même
D'un avenir immense enivre ses regards.

La Liberté soudain par le dieu rassurée
Fend les vagues d'azur de la plaine éthérée,
Et déjà sous ses pieds voit rouler l'univers ;
Voit ce mont gigantesqueLe plateau de la grande Tartarie, refuge des premiers hommes contre l'inondation des mers et les ravages des conquérans au front indestructible,
Rempart inaccessible,
Et d'où l'homme a bravé les ondes et les fers.

Aux rochers d'ImmaüsLes Scythes une horde aguerrie
Emporte sur des chars son errante patrie ;
La déesse sourit à leur vol indompté :
Des enfans du désertLes Arabes la tente vagabonde
Et la plage inféconde
S'embellissent par toi, sublime déité !

Mais bientôt à tes yeux l'ignorance stupide
Fait peser sur le monde une chaîne homicide.
Quel vaste deuil s'étend du Niger à l'Indus !
Là rampent avilis les peuples de l'AuroreL'Asie :
Ici Plutus dévore
Les fils du SénégalL'Afrique : commerce des nègres au PotoseL'Amérique vendus.

Comme on voit dans les airs deux colonnes rivales
Dresser sur des débris leurs têtes triomphales
Du palais écroulé dire encor la hauteur,
La cité de Remus et celle de Thésée,
D'une gloire éclipsée
Dans leur ruine auguste attestent la grandeur.

« Voilà mon temple ! Europe ! Ô trop chère contrée !
Salut, ô fiers Germains ! Et toi, forêt sacrée
Où s'engloutit l'orgueil de la ville de MarsDéfaite de Varus. Voyez Tacite
Là mon souffle inspira des harpes poétiquesChant des bardes
Les cordes prophétiques,
Et de vingt nationsLes peuples du Nord enfla les étendards.

De l'aigle humilié je leur remis la foudre ;
Les tyrans disparus rentrèrent dans la poudre :
Ton règne commençait, ô douce Égalité !
Du peuple souverain la justice suprême
À ses chefs, à lui-même
Par les fils de son choix dictait sa volontéÉlections : représentation nationale. Ce beau système, dit Montesquieu, a été trouvé dans les bois de la Germanie.

Mais quel sphinx gigantesque, aux ailes ténébreuses.
Unit sur un seul corps ces trois têtes affreuses !
Que vois-je ô despotisme ! Ô superstition !
Ô féodalité ! Votre triple chimère
A dévoré la terre,
Et sous un pied d'airain brisé la nation.

Partout des rois bourreaux, de sacrilèges prêtres !
Une effroyable nuit complice de ces traîtres
À leurs assassinats prête sa sombre horreur.
Leur rage au loin s'élance en ruines féconde,
Déjà d'un nouveau monde
Le cadavre sanglantOn a égorgé plus de 12 millions d'hommes en Amérique. Voyez Voltaire, Histoire des Nations accuse leur fureur.

Alors pour sauver l'homme, en ce vaste naufrage
Comme un fanal heureux j'élevai d'âge en âge
De mes naissantes lois le propice flambeau.
Un nouveau jour va luire ! Ô mânes héroïques !
Sous vos marbres antiques
Tressaillez à ma voix et sortez du tombeau !

Ainsi que de l'Olympe, aux cris de la tempête,
L'Autan tumultueux vole assiéger le faîte
Et roule en tourbillons dans les airs obscurcis ;
Telle accourt des héros la phalange fidelle,
Qui, près de l'immortelle,
Semblent des demi-dieux sur un nuage assis.

Lycurgue est le premier : colonnes immobiles,
Près de lui sont debout ses lois, les Thermopyles
Sparte, et ses grands combats, les jeux de sa vertu.
Plus loin, Solon redit sur sa lyre divine
Marathon, Salamine,
Et, de Persépolis le colosse abattu.

Socrate s'appuyant sur la philosophie,
Sourit, la coupe en main, au mépris de la vie.
Minerve, ô Phocion ! Console ton trépas.
Filles de sa valeur par deux fois couronnée,
Leuctres et Mantinée,
Viennent de leurs rayons ceindre ÉpaminondasAllusion au mot de ce héros.

Là, trois fois illustré, le chaume consulaire,
Revoit de QuintiusQuint. Cincinnatus, trois fois consul ; dictateur la palme tutélaire ;
Un temple sort du gouffre où descend Curtius.
Regulus aux tourmens prodigue… Animaeque magnae / Prodigam… (Horat.) sa grande âme,
Et défiant la flamme,
Le sein de PorciaPorcia avala des charbons ardens respire tout Brutus.

Les voilà ces vengeursJunius et Marcus Brutus dont l'héroïsme austère,
Poursuit, frappe un tyran dans des fils, dans un père,
Là, tonne des Gracchus le couple audacieux :
Caton les suit, CatonSuccessus superant adversa Catonis. (Claud.) Et cuncta terrarum sulacta / Proeter etrocem animun Catonis. (Horat.) qui, plus grand que Pompée,
S'affranchit par l'épée,
Et planant sur César va se rejoindre aux dieux.

Qui peut suivre en son vol l'aigle de l'éloquence !
À peine Tullius, atteint sa gloire immense,
Quand il lance la foudre à des conspirateurs.
Quel dieu presse à l'entour ces ombres étrangères,
Tous ces mânes sévères,
Des récentes cités immortels fondateurs !

Luther brise à leurs pieds l'orgueil de la thiare ;
Milton entraîne Charle au gouffre du tartare ;
Tell observe Gesler et le menace encor ;
Witt, déchire en lambeaux un sanglant diadème,
Et Thémis elle-même
Au sage de BostonFranklin. On a rapproché dans cette strophe les cinq grandes époques des révolutions modernes en faveur de la liberté. Celle de Luther fut la plus grande cède son trône d'or.

« Venez donc, ô mes fils ! Troupe auguste et sacrée,
Rallumez le flambeau d'une vie épurée. »
Elle dit, et soudain déroulant ses tableaux,
La déesse anima la prophétique scène,
Qui du dieu de la Seine
Afflige et, tour à tour, enorgueillit les eaux.

Quelle vaste terreur ! La hache ivre de crime,
Se lève !… Des hérosNous rétablissons ici cette strophe, légèrement altérée dans le rapport la troupe magnanime,
Aussitôt rejetant ses destins généreux
Abjure, avec horreur la lumière sanglante ;
Et, dans son épouvante
Redemande à l'Enfer des gouffres moins affreux.

« Rassurez-vous : souvent le Dieu qui nous éclaire
Souffre d'un voile impur l'insulte passagère,
Que dissipe bientôt son regard immortel.
Le grand peuple, étalant sa palme expiatoire,
S'est absous par la gloire,
Et de Thémis vengée a relevé l'autel.

Comme on vit évoqués par d'invincibles charmes
Des bataillons soudains s'élancer tout en armes,
Des sillons paternels de la riche Colchos ;
Ainsi, des champs français en combattans fertiles,
Sort un peuple d'Achilles :
La tombe des guerriers enfante des héros.

La terre est leur empire et le ciel est leur templeImperium terris, animos aequalit olympo. (Virg.).
Telle, de l'univers la terreur et l'exemple,
Rome autour de son sein rassemblant ses guerriers,
De leur palme nombreuse empruntait tout son lustre,
Et dans leur foule illustre,
Égarait son regard entre mille lauriers.

Ou telle des lions, sous sa main triomphante,
Gouvernant à son gré la rage obéissante.
Bérécynthe…Qualis Berecynthia mater… (Virg. apparaît sur un char radieux :
Sur les pas maternels tout l'Olympe s'empresse,
La superbe déesse
Sourit et dans ses fils admire tous les dieux.

Va, sois plus grand encor ! À la seule patrie
Prodigue, ô peuple-roi ! Ta juste idolâtrie !
Que Thémis, près de Mars, veille sur ton faisceau !
Immortelle cité ! Lève une tête altière
Et brille à la lumière
Du pacte révélé par le sage Rousseau !

Tant que de GuttembergL'inventeur de l'imprimerie. La presse conservera la liberté les fécondes merveilles
Dans l'univers charmé feront voler tes veilles,
Génie impérieux plus puissant que les rois ;
Cette Athènes nouvelle éclairera la terre,
Dans le double hémisphère,
Peuples ! Un monument vous redira vos droits. »

Mille voix dans l'éther à ces mots applaudirent ;
Des tyrans courroucés les fantômes frémirent ;
Dans leur tombe entrouverte ils entraînent Louis…
La République éclate, et lançant la tempête,
Prélude, à la conquête
Des trônes effrayés, des siècles réjouis.

Ainsi de Jupiter la féconde blessure
Enfanta cette Vierge honneur de la Nature,
Rivale de Vénus, sœur du terrible Mars
Minerve, au souris calme, au regard intrépide,
Protégeant de l'égide,
L'olivier de la paix et la palme des arts.