Épître satirique à Bonaparte
Mots-clés
Paratexte
Texte
5 ventôse
Invincible et jeune guerrier,
Fier défenseur de notre charte,
Dont le nom doit faire oublier
Les héros de Rome et de Sparte,
À qui la gloire ouvre un sentier
Qu'à peine l'œil suit sur la carte ;
Toi, dont le bras terrible et prompt,
Aux ennemis sauve l'affront
De mourir de la fièvre quarte,
Honneur, immortel Bonaparte,
Aux lauriers qui ceignent ton front !
Dès longtemps notre enthousiasme
Portait tes exploits jusqu'aux cieux ;
Tes détracteurs silencieux
N'osaient attacher le sarcasme
À tes drapeaux victorieux.
Mais, de nos cœurs troublant la fête
Par un augure clandestin,
Ils voyaient déjà la tempête
Qui grossissait dans le lointain,
Et venait fondre sur ta tête.
Tout à coup la voix de l'airain,
La trompette, l'hymne guerrière,
Les cris du peuple souverain,
Les transports de la France entière,
Ton nom, que tu fais adorer,
Et que la victoire proclame,
Tout repousse au fond de leur âme
L'effroi qu'ils voulaient inspirer.
C'en est fait ; leur espoir échoue :
Alvinzi fuit, Wurmser est pris,
Et le colporteur, qui s'enroue,
Jusques sous l'or de leurs lambris
Porte la chute de Mantoue.
La vieille baronne à ces cris
Sur son Chinois tombe pâmée :
Et nos merveilleux moins surpris,
Jurent paole parfumée,
Que Mantoue, au lieu d'être pris,
A lui-même pris notre armée.
J'entends Louvet, à l'œil hagard,
S'écrier, l'Univers est libre.
Allons planter, dit Guyomard,
Le bonnet rouge aux bords du Tibre.
Les projets vont de rang en rang
Dans le politique synode :
Déjà Sieyès déroule son code,
Et Chénier, debout sur son banc,
Frappe du pied, se bat le flanc,
Et demande à chanter une ode.
Cependant, noble enfant de Mars,
N'espère pas qu'en ces remparts
Les prodiges de ta jeunesse
Attachent long-temps les regards,
Et prolongent l'heureuse ivresse
Qui retentit de toutes parts.
Tu connais Paris ; il se lasse
Du héros qu'il vient d'encenser :
L'opinion est une glace
Où l'objet, prompt à se tracer,
Brille un moment, et puis s'efface,
Et sur la mobile surface
Un autre vient le remplacer.
Tandis que tu vas droit à Rome
Renverser le trône papal,
Et montrer aux Romains un homme
Assez grand, pour leur prouver comme
On peut mieux faire qu'Hannibal ;
Ici, toujours plus variables,
Nous voyons tout d'un œil distrait,
Et nous laissons là ton portrait
Pour admirer les incroyables.
Ton vol est vraiment très hardi ;
Et pas une tête assez folle
Pour nier qu'au pont de Lodi,
Ainsi que dans les champs d'Arcole,
Tu méritas d'être assourdi
Par les bravo du Capitole.
Mais, dans Paris, d'autres combats
Balancent tes efforts sublimes :
Un noir bataillon de soldats
Du Pinde escalade les cimes ;
Pégase en vain, du haut en bas,
Les fait rouler dans les abîmes ;
Ils s'y choquent avec fracas,
Et s'assassinent pour des rimes.
Au milieu d'eux Gilles Chénier,
Tout barbouillé d'encre et de fange,
Tente de sortir du bourbier
Sur les épaules de Saint-Ange ;
Ferlus, son Horace à la main,
De Clément terrasse la morgue ;
Charlemagne venge Fantin ;
Campagne poursuit Boisjolin ;
Lebrun s'acharne sur Desorgues ;
Baour, escorté par Didot,
Court vers leurs muses éclopées ;
Opéras, drames, épopées,
Sous ses mains roulent en ballot ;
Le poète, sur son passage,
De son littéraire bagage,
Heurte Cabanis étonné ;
L'hippocrate en vain tend sa fibre ;
Il chancelle, perd l'équilibre,
Et tombe à plat sur Ginguené.
Bonaparte, ces faits sans doute
Valent bien tes faits ravissants.
D'un ennemi, qui te redoute,
Tu domptes les flots impuissants :
Ici nous mettons en déroute
L'esprit, le goût et le bon sens.
Nous évoquons le plat génie
Et de Garasse et de Gacon ;
Nous traînons dans l'ignominie
Les demi-dieux de l'Hélicon ;
Notre orgueilleuse tyrannie
S'indigne au moindre correctif ;
Nous voulons qu'un décret hâtif
Venge notre muse honnie,
Et que le droit de calomnie
Soit pour nous un droit exclusif.
Nous brochons des drames informes,
Sans intrigue, sans dénouement :
Dame Angot nous voit gravement
Louer son jargon et ses formes.
Déshonorant son tendre luth,
Anacréon chez Polycrate
Nous fait bâiller dès son début.
Tel acteur n'est qu'un automate ;
En sons bruyants Saint-Prix éclate,
Quand chacun voudrait qu'il se tut,
Et Monvel, de sa voix ingrate,
Nous poursuit jusqu'à l'Institut.
L'ennui de ces tristes spectacles
Nous entraîne vers ces beaux lieux,
Où, sous des cristaux radieux,
La danse, la mode, les jeux
Enfantent aussi leurs miracles.
Nous y vantons le tissu frais,
Le soulier fin, la double tresse,
L'art, qui supplée à tant d'attraits,
Et fait briller l'habit anglais
Près des costumes de la Grèce.
C'est là qu'Orphise et son amant,
Du bal se croyant la merveille,
Viennent répéter pesamment
Les pas qu'ils ont appris la veille.
Sous ses magnifiques atours,
Nanon, plus gauche que modeste,
Veut cacher l'origine agreste
Que son maintien trahit toujours.
Pérette, plus maussade encore,
De la beauté, brigue le prix,
Et croit, à la cour de Cypris,
Éclipser Cabarus et Laure.
Toi cependant, fier général,
Suivant d'un pas toujours égal,
Le noble sentier de la gloire,
Renversant l'empire idéal
Des despotes à robe noire,
Et des verges de la victoire
Frappant leur troupeau monacal,
De l'Autriche, de l'Angleterre
Tu punis les sanglants forfaits ;
Dans tes mains, les clefs de Saint-Pierre,
À tous les peuples de la terre,
Ouvrent le temple de la paix.
Hâte-toi ; viens ; change de scène :
Paris te prépare un autel.
Il veut, sur ton front immortel,
Placer la couronne de chêne.
Mais quoi ! Maint auteur prend l'essor.
Tossa rime un panégyrique ;
Coupigny s'arme, il ose encor
Emboucher sa trompe héroïque ;
Chénier, plein du feu pindarique,
Remonte le sistre gothique
Qu'il appelle sa lyre d'or.
Bon Dieu ! Quel démon les inspire ?
Ils te conjurent de les lire :
Garde-toi bien d'y consentir ;
Ou leur fade encens, leur délire,
Des exploits que l'Europe admire,
Te feront presque repentir.